E n génie civil comme dans l'industrie, de nombreuses structures sont exposées à des déformations qui fatiguent les matériaux à plus ou moins long terme. Ces phénomènes nécessitent une surveillance de différents paramètres, en particulier des contraintes physiques en jeu. Selon la structure concernée, la fréquence des mesures et le nombre de points à surveiller sont très variables. Une aile d'avion ou une presse industrielle ne sont pas sollicitées de la même manière qu'un barrage hydroélectrique ou une pale d'éolienne. Leur durée de vie, leur exposition au stress physique ou encore leur environnement sont extrêmement différents. Mais les mêmes principes physiques de mesure peuvent s'appliquer dans différents cas. Deux grandes familles de capteurs se distinguent pour ces applications. Les capteurs électriques sont les plus répandus. Des mesures de différentes natures peuvent être nécessaires, comme la pression ou l'humidité, mais ce sont les jauges d'extensométrie qui permettent de mesurer les déformations. Elles mettent en jeu une technologie ancienne et mature à laquelle les industriels sont habitués. Celle-ci continue toutefois à s'améliorer, face à de nouvelles problématiques telles que l'évolution des matériaux. Mais pour ce type de mesure, les technologies optiques se développent de plus en plus. Bien que les champs d'application de ces deux familles technologiques ne soient pas les mêmes, certaines applications nécessitent une comparaison poussée de leurs mérites respectifs.
Les matériaux composites imposent des contraintes particulières aux capteurs. Ils peuvent notamment subir des déformations plus importantes que d'autres matériaux.
Durée de vie
Dans le domaine du génie civil, les capteurs doivent rester opérationnels sur plusieurs décennies. A la construction, « le capteur est noyé dans la structure , explique Vincent Lamour, président de Cementys. On n'y a plus accès pour la maintenance ou la calibration, mais ils ne doivent jamais dériver.» Les contraintes environnementales peuvent être extrêmes: « La surveillance de structures s'applique aux environnements marins, aux équipements offshore comme les plates-formes ou les gros navires, mais aussi aux milieux agressifs, aux risques explosifs », détaille Patrick Désire, directeur général de Scaime, en citant notamment les secteurs pétrolier et ferroviaire.
À partir d'un réseau de Bragg, il est possible d'effectuer différents types de mesure. La pression, par exemple, peut être traduite en une déformation du réseau.
Cementys
Le milieu de l'industrie ne présente généralement pas les mêmes contraintes. Les mesures de déformation peuvent s'appliquer à des équipements comme les presses, des supports comme les « chandelles » qui en aéronautique servent à assembler des fuselages d'avion,ou encore le fuselage lui-même. « Le nombre de points de mesures et la vitesse d'acquisition sont les principales différences avec le génie civil, indique Loïc Guérin, responsable des applications fibre optique chez HBM. On ne mesure pas les mêmes niveaux de déformation, ni les mêmes fréquences.» Une presse, par exemple, peut donner quelques dizaines de coups par minute. Pour mesurer ses déformations, la vitesse d'acquisition sera donc plus importante qu'en génie civil. « Dans une voûte de tunnel,les phénomènes en jeu sont lents, on peut se contenter d'une acquisition toutes les cinq minutes, continue Loïc Guérin. La presse en revanche nécessitera moins de points de mesure : six à huit capteurs peuvent suffire, tandis qu'un ouvrage d'art requiert plusieurs dizaines de capteurs.»
Les jauges d'extensométrie classiques mesurent une déformation à partir de la tension appliquée sur un câble, qui modifie sa résistance électrique. Ces capteurs doivent être collés sur la surface à surveiller et alimentés par une ligne électrique. Un amplificateur est généralement nécessaire pour traiter le signal de sortie. « On parle d'extensométrie à trame pelliculaire, précise Loïc Guérin (HBM). Cette technologie est en tête des ventes, c'est plutôt elle qui sera employée pour la surveillance de presses, de lignes d'assemblages ou encore de pièces automobiles.» Pour ces applications, il peut être nécessaire d'effectuer jusqu'à 10000 mesures par seconde: les jauges résistives sont capables d'assurer une telle fréquence. En génie civil, de nombreuses structures sont équipées de capteurs à cordes vibrantes : ceux-ci permettent de déterminer l'allongement d'une corde à partir de sa fréquence de résonance, et donc d'en déduire la déformation de la structure, ou la pression supportée. « Ces capteurs sont peu connus, car très peu utilisés hors du génie civil, noteVincent Lamour (Cementys). Leur usage a commencé par les barrages, puis ils ont été installés dans les centrales nucléaires.
Le retour d'expérience sur ces technologies est de plus de 80 ans. Mais elles n'évoluent que très peu : les modèles installés il y a 35 ans sur les centrales nucléaires sont encore en vente aujourd'hui.» En revanche, les technologies optiques se développent de plus en plus dans ce secteur, car elles présentent de nombreux avantages. En France, celles-ci sont encore moins répandues qu'aux Etats-Unis ou que dans d'autres pays européens, comme l'Allemagne. « Elles commencent vraiment à sortir des laboratoires où elles ont été testées par les industriels, estime Patrick Rey, chef de produits fibre optique chez Scaime. La technologie est mature et prometteuse,nous sommes donc à une étape de montée en puis-sance.Des grands groupes comme EDF l'ont
adoptée, et elle est désormais utilisable par des techniciens chargés d'effectuer les mesures. C'est là le point le plus important,au-delà des évolutions techniques.»
Certains capteurs électriques associent plusieurs jauges, afin de détecter les déformations dans plusieurs directions simultanément.
HBM
Optique ou électrique ?
Il reste des situations dans lesquelles aucune des deux technologies ne se démarque clairement. C'est pourquoi certains industriels sont encore dans des démarches d'évaluation: «L'un de nos clients a des structures contenant de très grosses pièces en ferraille incluses dans du béton, qui servent à ancrer des éoliennes sous la mer. Surveiller des pièces mécaniques enfouies dans le béton à 50 mètres de profondeur, c'est un défi technique, observe Loïc Guérin (HBM). Ce client utilise donc des jauges résistives et optiques, afin d'en comparer les résultats. A terme, nous saurons donc quelle technologie est la meilleure pour ces structures.»
Il existe plusieurs façons d'effectuer des mesures à partir d'équipements optiques, mais toutes mettent en jeu de la lumière envoyée dans une fibre optique par un « interrogateur » . Les réseaux de Bragg, utilisés depuis une vingtaine d'années, sont des capteurs comparables aux jauges résistives. Ils s'installent sur un point donné d'une surface et sont généralement conçus pour être utilisés de façon similaire, afin de ne pas modifier les habitudes des techniciens. « Ils sont beaucoup utilisés pour l'extensométrie, mais peuvent aussi servir de capteurs d'accélération, de déplacement, d'inclinaison ou encore de pression, précise Patrick Rey (Scaime). Il est toujours possible de transformer la grandeur à mesurer en étirement d'un réseau de Bragg. » Ces réseaux sont conçus pour ne réfléchir qu'une seule longueur d'onde. Lorsqu'ils sont déformés, l'étirement de la fibre optique décale légèrement la longueur d'onde que laisse passer ce filtre.Ainsi, en analysant la longueur d'onde reçue en sortie par l'interrogateur, on déduit la déformation.
La fibre optique permet également d'effectuer des mesures en série par le principe de la réflectométrie, comparable au sonar, qui ne nécessite même pas d'installer des capteurs. Cette méthode a commencé à être utilisée il y a plus de 10 ans dans le secteur pétrolier, pour la surveillance de pipelines. « Une impulsion lumineuse est envoyée dans la fibre. Mais dans une fibre, une partie de la lumière est réfléchie, c'est le phénomène de rétrodiffusion, expliqueVincentLamour(Cementys). En chronométrant le temps de retour de l'impulsion, on déduit l'endroit d'où elle revient. Grâce à des effets physiques, comme les effets Raman,Brillouin et Rayleigh,la lumière reçue contient des informations sur la température, la pression ou la déformation.» Il est ainsi possible d'obtenir une mesure tous les mètres environ.
Pour la mesure de température, il existe également la technologie DTS ( DistributedTemperature Sensor , ou capteur de température distribué). « Elle permet d'effectuer des mesures sur plusieurs kilomètres, avec un pas défini, explique Frédéric Bouyon, directeur de FT Mesures. On retrouve ce système notamment dans la surveillance incendie. La variation de longueur d'onde de la lumière réfléchie permet de déduire les changements de température.» D'autres technologies optiques sont présentes sur le marché pour différents types de mesures. Notamment l'interféro-mètrie à lumière blanche que propose FT Mesures, « un système breveté fabriqué par Opsens », précise Frédéric Bouyon.
L'optique : des atouts certains
Ces méthodes utilisent des composants peu coûteux, car largement répandus dans les télécommunications. Elles présentent plusieurs avantages par rapport aux jauges résistives. Elles ne nécessitent pas une alimentation électrique permanente et sont insensibles aux perturbations électromagnétiques. Cela leur permet d'être installées dans de gros transformateurs électriques sans craindre les parasites. « En optique, on est assurés de ne pas avoir d'étincelles, ajoute Loïc Guérin (HBM). Cela permet d'utiliser ces technologies en zones explosives. L'optique permet de s'adresser à de nouveaux marchés.» De plus, dans le cas des réseaux de Bragg, il est possible de monter en série une quinzaine de capteursenvi-ron sur une même fibre. En effet, chaque réseau réfléchit une longueur d'onde différente : les différents capteurs ne sont donc pas en concurrence. « C'est impossible à faire avec une jauge à trame où il y a un fil par point de mesure, précise Loïc Guérin (HBM). Celapeutêtreproblé-matique sur certaines installations où l'on ne veut pas avoir la contrainte de kilos de câbles.» Avec des réseaux de Bragg, la cartogra-phie des points de mesure est également plus facile à effectuer : à chaque capteur est associée une longueur d'onde bien définie, aucun risque donc de mélanger les câbles. Enfin, la centrale de mesures peut être déportée, jusqu'à des dizaines de kilomètres. Les câbles de télécommunications doivent pouvoir être déployés dans tous les environnements. Les technologies optiques présentent donc l'avantage de pouvoir s'adapter aux conditions difficiles. « La silice, matériau utilisé pour la fibre optique, peut tenir des élongations de l'ordre du pourcent, alors que de nombreux matériaux se cassent à ces taux de déformation, indique Vincent Lamour (Cementys). En télécommunications, les câbles sont conçus pour être durables au contact de matériaux alcalins ou de pH basiques,mais aussi à basse température.Nous avons adapté ces propriétés sur des câbles sensibles à l'environnement mécanique, capables de transmettre une pression à la fibre qu'ils contiennent. » Ainsi, ces câbles peuvent être installés le long de kilomètres de pipelines, dans le sol ou sur des rails pour applications dans le secteur ferroviaire, ou encore sous la mer, dans des têtes de puits de pétrole et autres structures offshore . « Nous pouvons déjà aller jusqu'à 2 000 mètres de profondeur, et avons des projets jusqu'à 3 000,voire 5 000 mètres avec l'industrie pétrolière », préciseVincent Lamour.
Scaime Les capteurs optiques nécessitent un interrogateur, qui envoie des impulsions lumineuses dans la fibre, et analyse la lumière reçue en retour.
Cependant, la technologie optique reste limitée sur certains points où les méthodes classiques gardent l'avantage. Ainsi, si l'optique présente un intérêt pour l'instrumentation de grosses structures,qui nécessitent de nombreux points de mesure, son coût peut être rédhibitoire pour de plus petites installations. En effet, un interrogateur est nécessaire quel que soit le nombre de points de mesures installés. S'il y en a trop peu, cet investissement représente une charge trop lourde. « Lorsque l'on recherche une très grande précision de mesure, il vaut mieux se tourner vers des jauges résistives, ajoute Loïc Guérin (HBM). Les jauges optiques ont l'inconvénient de mesurer la température avec la déformation, on ne sait pas décorréler les deux.Enfin,les interrogateurs ne dépassent pas les 1 000 mesures par se-conde. Si les mesures doivent être très rapides, la technologie résistive classique garde l'avantage. L'électronique reste aujourd'hui le maillon faible des systèmes optiques.» Mais cela devrait évoluer dans les années à venir, avec des fréquences de mesure toujours plus élevées.
Les nanotechnologies au service des capteurs
DR
Nanolike a mis au point un procédé de fabrication à l'échelle nanométrique permettant d'obtenir des capteurs miniatures. «Ce procédé fait appel à la physique quantique, explique Nicolas Lachaud Bandres. Entre deux électrodes d'or,on dépose des particules, en une simple couche.Lorsque l'on fait passer un courant dans la jauge,les électrons sautent de particule en particule par effet tunnel.Lorsqu'il y a une déformation,l'écart entre les particules augmente.Les électrons ont donc plus de chemin à faire, et la résistance augmente de façon exponentielle.C'est grâce à ces phénomènes que nous obtenons une réponse forte du capteur.»
L'électrique évolue
De leur côté, même si les jauges résistives sont une technologie mature, elles ne sont pas figées. « Notre gamme de capteurs traditionnels évolue sans arrêt, indique Patrick Désire (Scaime). L'innovation se joue au niveau de la fiabilité, des méthodes de communication avec les automates ou encore de l'intégration des cartes électroniques.» L'ergonomie et la simplicité d'utilisation sont également des préoccupations importantes pour les fabricants: « Nous y travaillons en permanence, assure Patrick Rey (Scaime). Cela paraît simple,mais c'est un vrai défi. Les capteurs doivent être faciles à mettre œuvre pour éviter la casse, cela met en jeu notamment le mode de fixation,et les liaisons par câbles.»
« Les normes évoluent, ajoute Loïc Guérin (HBM). Cela impose de faire évoluer certains paramètres : les colles doivent être reformulées, par exemple » . Les matériaux des jauges évoluent, permettant notamment une meilleure tenue en température. Mais les matériaux à surveiller évoluent également: « Il y a 15 ans, on ne faisait pas d'essais sur le carbone, rappelle Loïc Guérin, mais aujourd'hui, il y en a partout. Il faut suivre les tendances.» Ainsi, HBM a sorti cet été la série M, des jauges adaptées aux essais sur matériaux composites. « Ces nouvelles jauges peuvent supporter un niveau de déformation plus élevé sur un même nombre de cycles, explique Jean-Yves Terrasson, ingénieur commercial chez HBM. Cela a été rendu possible grâce aux matériaux utilisés, à la forme de la grille de mesure, au support plus souple… L'ensemble de la jauge est conçu pour une meilleure tenue en fatigue.»
La miniaturisation est une autre évolu-tion des jauges électriques. C'est le créneau de la société Nanolike. « Nos capteurs ont une zone active de 100 microns de large, explique Nicolas Lachaud Bandres, responsable du développement commercial de l'activité nanocapteurs. Ils présentent l'avantage d'avoir une faible consommation électrique, inférieure au microwatt, tandis que les technologies classiques sont de l'ordre du milliwatt. Ils ont également une plus haute sensibilité, leur réponse est plus forte pour de faibles variations de la grandeur.» Pour l'instant, Nanolike distribue des capteurs uniques, produits pour la première fois en grande série cet été. La société envisage la fabrication de rosettes pour des mesures simultanées dans plusieurs directions. A terme, leur taille réduite pourrait permettre de proposer jusqu'à des centaines de capteurs intégrés sur une surface équivalente aux jauges classiques, pour obtenir des informations redondantes et assurer la continuité des mesures en cas de casse d'un capteur. Cela pourrait aussi servir à effectuer des cartographies de déformations, ce qui peut être intéressant notamment sur des matériaux composites.
Très utilisés en génie civil, les capteurs optiques peuvent être intégrés à des structures en béton. Les câbles, hérités du secteur des télécommunications, résistent à ce type de conditions difficiles.
Scaime
« Nous ne voulons pas changer les habitudes des utilisateurs,nous utilisons le même type de colle, le même conditionnement et les mesures s'effectuent de la même manière, précise Nicolas Lachaud Bandres. Nos capteurs peuvent donc remplacer les jauges habituelles.» Mais ils ouvrent également la porte à de nouvelles applications: « Pour des essais en extensométrie, certains clients comme Airbus Defense And Space ou l'Agence spatiale européenne cherchent à s'affranchir des montages complexes. Les jauges classiques impliquent beaucoup de câblages, mais la faible consom-mation permet à nos capteurs d'être autonomes grâce à une batterie.» Cet avantage peut faciliter l'intégration dans des applications sur le long terme.
Pour les différents fabricants, les technologies électriques et optiques ne sont pas en concurrence: « L'idée n'est pas de remplacer des systèmes existants qui fonctionnent bien, mais de gagner des environnements dans lesquels il n'y a pas encore de solutions classiques,ces solutions étant trop chères, ou difficiles à mettre en œuvre », précise Patrick Rey (Scaime). Et chaque technologie continue d'évoluer à sa façon, pour suivre les contraintes de l'industrie comme du génie civil.
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