L'essentielPour visualiser le CO2 qui s'échappe d'un verre de champagne lors du versement, une équipe de chercheurs rémois a utilisé la thermographie infrarouge. La caméra, proposée par Flir Systems, est un système ouvert, facilement adaptable à l'application, et doté d'une sensibilité thermique élevée. Grâce à cette étude, le laboratoire a pu confirmer plusieurs résultats et mieux comprendre l'influence de la forme du verre dans la libération des arômes. |
Pour les chercheurs du Grespi (Groupe de recherche en sciences pour l'ingénieur) de l'Université de Reims, le champagne n'aura bientôt plus aucun secret. Depuis quelques années déjà, la prestigieuse boisson est à l'origine de multiples études et publications scientifiques dans différents laboratoires rémois. De la vidéo rapide à diverses méthodes de mesure optiques ou d'analyse sensorielle, une grande variété de moyens a été employée pour tenter d'en percer les mystères.Plusieurs phénomènes ont ainsi été mis à jour. On connaît par exemple les facteurs conduisant à la formation des bulles, et la façon dont elles éclatent à la surface. De même, les bouteilles et verres de champagne ont été entièrement caractérisés : on sait qu'une bouteille contient jusqu'à cinq litres de CO2 dissous, et même qu'elle peut théoriquement générer… 10 8 bulles de gaz. Ce dernier (“enfermé” dans le liquide suite à différents processus de fermentation) n'induit pas seulement l'effervescence du cham-pagne. Son rôle est bien plus important puisqu'il contribue aussi à l'exhalation des arômes. Il est donc au centre de toutes les attentions.
L'effervescence du champagne met en mouvement le liquide et participe à la libération des composés aromatiques à la surface. Ces écoulements peuvent être observés par tomographie laser, en éclairant un verre de champagne dans lequel ont été ajoutées des particules réfléchissantes. Les images spectaculaires obtenues par le Grespi ont contribué à mettre en lumière ses recherches.
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Mais l'étude du champagne n'est pas si simple qu'il n'y paraît. Une fois que l'on a mis de côté l'attrait lié à une boisson festive reconnue à travers le monde, reste l'analyse d'un fluide diphasique, sursaturé en gaz carbonique et siège de multiples phénomènes physiques et chimiques souvent difficiles à appréhender. Le laboratoire de thermomécanique du Grespi réalise depuis plusieurs années des études sur ce sujet. Etait-ce pour relever de nouveaux défis, ou tout simplement parce qu'il est situé au cœur des vignes de l'une des plus grandes maisons de Champagne?Toujours est-il qu'il s'est naturellement penché sur l'effervescence de la boisson, et sur le rôle du CO2 dans l'exhalation des arômes. «Tout a commencé il y a une dizaine d'années , explique Guillaume Polidori, enseignant chercheur en mécanique des fluides et directeur du Grespi. A ce moment-là, nous travaillions sur la visualisation des écoulements avec différents fluides. Et c'est en discutant avec un collègue physicien œnologue que nous avons eu l'idée d'étudier le mouvement du liquide dans un verre de champagne » . Lors de leur déplacement dans le liquide, les bulles entraînent la formation de courants qui “brassent” la boisson. Ces derniers conduisent à la libération du gaz, mais aussi au renouvellement de la surface du champagne en molécules aromatiques et composés volatils odorants. La libération des composés aromatiques s'effectue d'autant mieux que le champagne est brassé de manière homogène à l'intérieur du verre. « En visualisant les mouvements induits par l'effervescence, nous souhaitions progresser dans la compréhension de ces phénomènes, et réaliser une comparaison avec des verres de formes différentes » , indique Guillaume Polidori. Pour cette étude, le laboratoire de thermomécanique a utilisé un système de tomographie laser. Le principe est relativement simple. En traversant le verre de champagne,la nappe laser permet d'obtenir une sorte de “coupe” verticale du contenu du verre. Les écoulements étant axisymétriques, il est ensuite possible de reconstituer le mouvement du liquide dans tout le volume. Pour mettre en évidence le brassage du liquide, des particules réfléchissantes y ont été ajoutées. Leur déplacement, révélé par le laser, a rapidement confirmé les intuitions des chercheurs. « La tomographie a montré que le brassage du champagne différait suivant la forme du verre. Dans une flûte, par exemple, l'ensemble du liquide est en mouvement. Dans une coupe, il y a des zones mortes où il n'est pas brassé. Chaque forme de verre induit un champ de vitesses différent, et donc un processus d'exhalation particulier » , poursuit le directeur du Grespi. En utilisant le même type de verre, les écoulements obtenus sont les mêmes. Le vin de Champagne a donc un comportement dynamique spécifique, invisible à l'œil nu… Les résultats publiés par le laboratoire lui valent un franc succès, et les images surprenantes obtenues par tomographie font rapidement le tour des médias. Dès lors, les recherches du laboratoire rémois sortent de l'ombre. Il réalise plusieurs essais visant à optimiser la forme du verre pour obtenir un brassage “idéal”, et signe même un contrat avec une cristallerie. L'intérêt suscité par ses travaux l'encourage à aller encore plus loin. Il s'attelle alors à la construction d'un modèle numérique pour prévoir et visualiser le brassage du liquide dans n'importe quel type de verre. Après trois ans de calculs mathématiques complexes simulant la naissance des bulles, la façon dont elles grossissent et se déplacent dans le liquide, le modèle est enfin prêt. « Il ne manque plus qu'à réaliser une corrélation entre les données que nous avons obtenues et les arômes qui se dégagent du verre de champagne.Nous avons donc passé le relais à nos collègues biochimistes, qui vont pouvoir réaliser les mesures à l'aide de nez électroniques » , explique Guillaume Polidori.
En utilisant une caméra de thermographie infrarouge et un filtre centré sur la longueur d'onde d'absorption du CO2, il est possible de visualiser très nettement le gaz qui s'échappe du champagne.
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L'infrarouge pour voir le CO2
En attendant ces résultats, le laboratoire de thermomécanique a poursuivi ses recherches. Pour mieux comprendre le rôle du gaz carbonique, il s'est intéressé à la façon dont le CO2 s'échappe d'un verre de champagne. Mais comment visualiser le gaz invisible à l'œil nu? C'est là encore à la suite d'une discussion entre plusieurs chercheurs que naît l'idée d'utiliser la thermographie infrarouge. « Du fait que le CO2 est transparent aux rayonnements infrarouges à l'exception d'une longueur d'onde particulière,nous avons pensé qu'en utilisant une caméra dans la plage d'absorption de ce gaz, il serait possible d'en tirer quelque chose » , indique Hervé Pron, enseignant chercheur au Grespi.
L'étude commence fin 2010.Afin de mener à bien ses essais, le laboratoire utilise une caméra infrarouge achetée deux ans plus tôt par des chercheurs du Grespi pour d'autres besoins. Le modèle SC7600, conçu spécifiquement pour les applications deR&D industrielles et universitaires, lui avait été fourni à l'époque par Cedip Infrared Systems. (Il figure désormais au catalogue de Flir Systems,depuis le rachat de Cedip en 2007). Cette caméra offre un certain nombre d'avantages. Elle bénéficie notamment d'une sensibilité thermique élevée (20 mK) ce qui la rend apte à différencier de très faibles variations de température. «Pour l'application qui nous intéressait, ce critère était déterminant» , souligne Hervé Pron. La caméra est dotée par ailleurs d'un détecteur matriciel refroidi InSb, et d'un système de déclenchement externe, avec une durée d'intégration réglable par pas de 1 µs. Mais, « l'essentiel était de pouvoir bénéficier d'un modèle ouvert et très souple, poursuit Hervé Pron. La possibilité d'adapter librement l'échelle de températures à ce que l'on souhaite observer était indispensable » .
Pour observer le gaz qui s'échappe d'un verre de champagne, les chercheurs du Grespi ont utilisé une caméra de thermographie infrarouge de Flir Systems et un filtre spécifique. Le verre est situé devant un corps noir chauffant, qui permet de visualiser le CO2 avec un contraste suffisant.
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Le Grespi, en brefLe Grespi (Groupe de recherche en sciences pour l'ingénieur) est un centre de recherche appartenant à l'université de Reims. Il emploie une centaine de personnes, dont 44 enseignants chercheurs, répartis en cinq laboratoires : thermomécanique, caractérisation thermophysique multiéchelle, matériaux, procédés et systèmes d'emballages, mécanique appliquée et numérique et enfin génie civil. Le laboratoire de thermomécanique emploie à lui seul 25 personnes (dont 11 enseignants chercheurs). Il constitue l'un des plus importants laboratoires étudiant les effets de la température sur les propriétés mécaniques des matériaux. Parmi les sujets étudiés, la thermique du bâtiment, la thermographie infrarouge, les nanofluides, ou encore la mécanique des fluides appliquée. Les cinq laboratoires du Grespi sont financièrement autonomes, mais ils mettent en commun leurs matériels et collaborent sur plusieurs projets de recherche. Leurs travaux sont essentiellement financés par des contrats industriels et institutionnels. |
Comment servir le champagne ?
Pour visualiser le dégagement de CO2 ,ilne suffit pas de placer la caméra de thermographie en face du verre de champagne… Les chercheurs tâtonnent avant de trouver la configuration idéale. Les premiers essais montrent que l'absorption du gaz observable par la caméra est relativement faible. Elle ne peut être visualisée que sur une étroite bande de fréquence, autour d'une longueur d'onde de 4,245 µm. Du fait que la gamme spectrale de la caméra s'étend de 3 à 5 µm, les chercheurs décident alors de recourir à un filtre spécifique centré sur la principale bande d'absorption du CO2 . Comme le filtre atténue fortement le rayonnement perçu par le détecteur, il est nécessaire de placer le verre devant un fond chaud pour distinguer correctement le gaz. En pratique, la caméra SC7600 est installée à un mètre du verre, qui est lui-même placé à 30 centimètres d'un corps noir chauffant (avec une émissivité de 0,97 à une température de 80 °C). C'est en absorbant une partie du rayonnement émis par le corps noir que le CO2 est détecté par la caméra. « La température élevée du corps noir offre un contraste suffisant entre le rayonnement partiellement absorbé par le CO2 et celui qui parvient sans perturbation sur le détecteur infrarouge » , explique Hervé Pron. Quant au filtre, il est placé en face de la caméra suivant un certain angle, déterminé de façon à limiter la réflexion du détecteur sur lui-même (“effet Narcisse”) sans trop affecter la qualité de l'image.
Pour l'équipe du Grespi, les résultats obtenus vont au-delà des attentes. L'image fournie par la caméra infrarouge révèle très clairement le nuage de gaz qui s'échappe lors du versement du champagne, et s'écoule (par gravité) le long des parois du verre… Ce résultat, là encore très visuel, suscite beaucoup d'intérêt. Les chercheurs comprennent très vite qu'ils pourront en retirer de nombreux enseignements.
Dans un premier temps, les images obtenues confirment visuellement le résultat d'un certain nombre d'essais. Elles révèlent en particulier la manière optimale de servir le champagne. Il existe en effet deux méthodes: servir le liquide verticalement, ou incliner le verre afin que la boisson s'écoule le long de la paroi. Des études avaient été réalisées pour mesurer le niveau de CO2 avant et après le versement,pour chacune des deux méthodes. Elles avaient prouvé qu'en servant le champagne dans un verre incliné, la perte de CO2 est nettement inférieure. Les essais réalisés avec la caméra SC7600 le confirment: le nuage de gaz qui s'échappe du verre est moins volumineux lorsque le champagne est versé dans un verre incliné… Il s'agit donc de la meilleure méthode pour préserver l'arôme de la boisson. Autre facteur analysé, la forme du verre. Les chercheurs ont réalisé plusieurs essais pour confirmer son influence sur la libération de CO2 .Enversant le champagne dans une flûte, par exemple, le nuage de gaz qui s'échappe est moins volumineux qu'en utilisant une coupe (il faut dire aussi que la surface de contact entre le liquide et l'air est plus faible). Ainsi la boisson versée dans une flûte préservera davantage ses arômes. De là à concevoir la forme du verre “idéal” pour servir le champagne, il n'y a qu'un pas… qui sera certainement très vite franchi. Les fabricants pourront ainsi proposer des verres spécifiquement conçus pour réduire la perte de CO2 durant la dégustation. Pour l'instant, les premiers résultats sont essentiellement visuels et qualitatifs. Mais ce n'est qu'un début. « Nous commençons tout juste la phase la plus complexe : passer de la visualisation du résultat à la prise de mesures » , souligne Guillaume Polidori. Pour cela, l'équipe du Grespi ne manque pas d'idées. Elle espère quantifier à l'aide de la thermographie le volume de gaz libéré en fonction de plusieurs variables (les types de verre, la température du liquide, etc.). Par ailleurs, elle va là aussi partager ses recherches avec les équipes de biochimistes qui interviendront pour mesurer les arômes à la surface du verre. Enfin, au lieu d'obtenir une image intégrant le volume de CO2 libéré dans toute la profondeur du champ, les chercheurs songent aussi à une vue en 3D afin de mieux caractériser la libération du gaz. « Pour cela, nous pourrions peut-être coupler différentes caméras infrarouges… Sachant que cela impliquera forcément un gros travail de reconstruction et de calculs pour obtenir une vue en 3D du gaz qui s'échappe » , indique Guillaume Polidori. Bref, « nous savons qu'il y a encore beaucoup de données à exploiter et d'études à mener.L'aboutissement de tous ces travaux n'est pas attendu avant quatre ou cinq ans . »
D'où viennent les bulles ?«Si l'on servait du champagne dans une salle blanche,en remplissant un verre exempt de défauts,ce serait du vin blanc,sans aucune effervescence» , assure Guillaume Polidori, directeur du Grespi. Avec cette constatation, le chercheur enlève peut-être un peu de magie à la boisson rémoise, mais révèle aussi les facteurs engendrant la naissance des bulles. Celles-ci se forment en effet à partir de poussières résiduelles (ou de particules liées au chiffon avec lequel le verre a été essuyé), ainsi que des anfractuosités du verre. Une naissance spontanée au cœur du champagne nécessiterait un apport d'énergie trop important. Il faudrait pour cela vaincre les forces de Van der Waals qui unissent entre elles les molécules du liquide. Les petites poches de gaz contenues dans les fibres de cellulose ou piégées dans les anfractuosités du verre permettent de franchir cette barrière énergétique. Elles grossissent au fur et à mesure que le CO2 dissous dans le liquide y pénètre. Puis la poche de gaz libère une bulle qui chemine alors vers la surface du liquide. Plus elle s'élève, plus sa vitesse augmente. Au niveau de la poche de gaz, le processus se reproduit une nouvelle fois. On observe alors un “train de bulles” qui partent du même endroit et se dirigent vers la surface. |
En attendant, la thermographie a permis au laboratoire rémois de faire parler de lui. Pour le directeur du Grespi, c'est avant tout l'impact de l'image qui y a contribué. « Les données scientifiques ne sont jamais aussi spectaculaires ni convaincantes que les images obtenues par tomographie laser ou thermographie infrarouge. Ces sujets de recherche constituent, il faut bien le reconnaître, une sorte de “vitrine” pour notre laboratoire. Ils mettent en lumière nos travaux, nous apportent de nombreux contacts, et facilitent nos démarches avec les industriels . » Avec ces recherches, le Grespi a même fait des émules. Un laboratoire belge s'est ainsi lancé, lui aussi, dans la thermographie infrarouge… mais pour l'étude de la bière.