Mesures. Monsieur Jamal, l'Internet des objets et la 5G sont deux de vos domaines de prédilection. Pouvez-vous nous parler du rôle du test et de la mesure dans ces deux domaines et nous expliquer en quoi ils sont moteurs dans le développement de nouveaux instruments de test et de mesure innovants?
Rahman Jamal. Avant toutes choses, j'aimerais évoquer avec vous certains faits. Selon plusieurs études de marché récemment publiées, il est prévu qu'à l'horizon 2020, 50 milliards d'objets connectés seront opérationnels dans le monde. Ces objets connectés seront «intelligents», centrés autour du logiciel et demandeurs de technologies différentes de celles qui existent aujourd'hui en termes de conception, de test et de déploiement. Par le passé, la stratégie était de faire entièrement confiance aux fournisseurs, car on estimait qu'ils savaient ce dont les utilisateurs avaient besoin. Aujourd'hui, une nouvelle stratégie repose sur le fait que l'utilisateur sait exactement ce dont il a besoin et il fait partie intégrante de la solution. Les systèmes des clients doivent être adaptables pour rester au niveau lorsque des évolutions techniques se font jour, et les clients sont évidemment bien placés pour les connaître. C'est pourquoi la meilleure façon d'aborder cette question est d'utiliser une approche plateforme pour la conception de systèmes. C'est cette option que National Instruments a choisie depuis sa création, avec une plateforme ouverte et un écosystème associé qui aident les utilisateurs à implémenter les fonctions techniques en fonction des exigences des systèmes «intelligents». Cette manière de procéder prend tout son sens dans les domaines que vous évoquiez dans votre question. Prenons l'exemple de la 5G. La 5G demande une bande passante bien supérieure à ce qui était nécessaire par le passé, un temps de latence très inférieur ainsi qu'une rapidité bien plus importante en termes de connectivité. Bref, des exigences bien différentes de ce qu'elles étaient par le passé avec la 2G, la 3G et même la 4G. De nombreuses recherches sont menées à travers le monde à ce sujet, en particulier dans les universités qui s'attellent aux différents aspects et paramètres de la 5G. Mais pour adresser et tester ces différents paramètres et ces idées, vous devez pouvoir réaliser du prototypage basé sur différents scénarios, ce qui nécessite l'emploi d'une plateforme ouverte. Cet exemple montre clairement que la stratégie en matière de test et mesure qui était mise en œuvre par le passé ne permettra pas d'adresser les nouvelles exigences apparaissant aujourd'hui avec ces nouveaux systèmes et ces nouvelles technologies qui arrivent. Ceci est également vrai dans le domaine de l'Internet des objets ou IoT, qui se partage entre des applications grand public et des débouchés industriels, ce que l'on appelle IIoT [
De gauche à droite : Jean-Michel Catherin, président et directeur général de Testoon, Philippe Berger, directeur des opérations de Stemmer Imaging France, Christophe Bénard, responsable de Faro France, et Rahman Jamal, Global Technology and marketing director de National Instruments.
Mesures. Monsieur Catherin, lorsque nous avons préparé cette table ronde, vous avez indiqué que l'Internet des objets concentre un peu tous les défis que doit relever un fournisseur de test et de mesure pour pouvoir répondre aux exigences de cette application. Pouvez-vous nous expliquer cela?
Jean-Michel Catherin. Lorsqu'il faut concevoir un objet connecté, on doit effectivement faire face à différents défis qui sont d'une part la miniaturisation, la gestion de l'énergie, car ces produits doivent souvent être autonomes en énergie, la communication sans fil à base de protocoles radiofréquences, l'intégration de fonctions électroniques et, bien sûr, le respect d'un certain nombre de règles, voire de normes, par exemple en termes de CEM ou de communications sur des bandes de fréquence elles-mêmes réglementées, etc. En plus de ces défis technologiques qui s'accumulent, l'IoT implique aussi bien des grandes entreprises –dont certaines n'ont rien à voir au départ avec l'IoT et l'électronique, puisqu'aujourd'hui, même certains fabricants de meubles proposent du mobilier connecté – que des start-up qui peuvent saisir par ce biais des opportunités incroyables et lancer des produits en partant de presque rien, à partir d'idées parfois fantastiques, parfois farfelues. Et s'il avait fallu relever tous ces défis il y a 10, 15 ou 20 ans, comme l'a dit mon confrère de National Instruments tout à l'heure, les grands fournisseurs de solutions de test et de mesure auraient orienté leurs clients vers des produits coûtant plusieurs centaines de milliers d'euros. Depuis, ces mêmes fournisseurs ont fait des efforts considérables pour s'adapter à cette nouvelle donne et proposer des équipements de mesure toujours plus compacts, toujours plus économiques, tout en étant capables de traiter ces problèmes d'électronique très intégrée, de CEM, de communications sans fil, de gestion de l'énergie, etc. Aujourd'hui, on trouve ainsi des analyseurs de spectre temps réel à quelques milliers d'euros, des oscilloscopes USB à quelques centaines d'euros. Autant d'appareils qui peuvent permettre à tout un chacun de concevoir des objets connectés, même s'il y a des défis importants au niveau de l'électronique. Je rejoins Monsieur Jamal sur la nécessité d'utiliser une solution basée sur une plateforme ouverte pour des projets complexes tels que la 5G, des projets mettant en place tout un écosystème de laboratoires de recherche et d'entreprises. Mais concernant des petits projets, il existe aujourd'hui des outils de test et de mesure vraiment pas chers, qui peuvent se connecter à un ordinateur et permettent de répondre à la problématique des concepteurs. Par ailleurs, comme l'a également dit mon collègue de National Instruments, les appareils de mesure sont de plus en plus centrés sur le logiciel. Par exemple, dans le domaine de l'analyse spectrale, il existe des appareils très performants en matière d'acquisition de signal et qui passent ensuite le relais au logiciel pour effectuer différentes fonctions dema-nièreassez aisée, comme du décodage de n'importe quel type de protocole. L'appareil s'acquitte donc de la tâche d'acquisition des données, et, derrière, la partie logicielle déporte le calcul et l'analyse vers les ordinateurs.
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Mesures. Monsieur Berger, vous êtes spécialiste de la vision industrielle qui fait partie intégrante de la grande famille de la mesure au sens large et qui, elle aussi, contribue au déploiement de ces nouvelles technologies, comme l'usine du futur. Quelles sont les grandes évolutions attendues dans le domaine de la vision à court et moyen termes?
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Philippe Berger. Dans le domaine de la vision, comme dans tous les secteurs de la mesure, la première étape consiste à collecter des données de manière fiable au niveau des ateliers, des chaînes de production, etc. Or les nouveautés mises à disposition sur le marché actuellement en vision industrielle en matière de capteurs, mais aussi d'électronique qui, rappelons-le, joue un rôle primordial dans les performances et la rapidité des équipements de vision, permettent désormais aux industriels d'obtenir des informations auxquelles ils n'avaient pas accès précédemment. Qui plus est, cette montée en performances s'accompagne d'une baisse des prix avec à la clé une démocratisation de ces outils qui contribuent, après collecte, traitement et analyse des données, à l'amélioration des procédés de fabrication des industriels.Ainsi, avec la vision 3D, il est aujourd'hui possible de visualiser clairement des choses qu'il n'était pas possible de «voir» avec des caméras classiques. Par exemple, dans le domaine du pneumatique, il était auparavant très compliqué de visualiser de manière fiable une inscription en relief sur un pneu, car rien n'est plus difficile que de distinguer du noir sur du noir avec une caméra conventionnelle. Mais grâce à la vision 3D et à la triangulation laser, tout d'un coup, les mesures que l'on souhaitait effectuer sur des pneus ou tout autre objet en caoutchouc sont devenues possibles. Un autre cas typique est celui de la robotique industrielle. Ces technologies de vision 3D permettent d'obtenir non seulement une localisation en X,Y et d'un objet, mais également en Z, ce qui donne un repère spatial au robot pour lui faciliter la tâche de préhension. Longtemps réservée aux laboratoires, la vision hyperspectrale est une autre technique aujourd'hui mise à la disposition des industriels par certains acteurs de la vision industrielle et offre de nouvelles possibilités d'amélioration des process de production dans diverses applications. Pour rappel, la vision hyperspectrale est une analyse qui permet non pas de «voir» l'objet lui-même via le reflet de la lumière, comme dans la vision classique, mais d'analyser et de visualiser en temps réel la composition chimique de cet objet en associant une caméra, un spectromètre et un éclairage adapté. En intégrant des équipements de vision hyperspectrale sur une ligne de production, il est ainsi possible de fabriquer des produits zéro défaut en sortie d'usine. Dans le domaine agroalimentaire, par exemple dans la fabrication de barquettes de viande, cette technique permet de distinguer très clairement le gras, la viande et les os et, ainsi, de contrôler en temps réel la qua-lité du produit selon les critères fixés par l'industriel. Vous vous souvenez sans doute il y a quelques années du «scandale» de l'ajout de viande chevaline dans des barquettes de viande bovine. Et bien si la vision hyperspetrale avait été opérationnelle sur ligne de production à cette époque-là, on aurait pu distinguer les deux types de viandes et s'affranchir de ce problème. Ce procédé est également intéressant dans le domaine de la pharmaceutique. Comme les mêmes lignes de production sont utilisées pour fabriquer des médicaments avec des dosages différents, il est important de connaître le dosage précis des médicaments en question. Grâce à la vision hyperspectrale, après l'opération de «blistering», c'est-à-dire une fois que le médicament est dans son conditionnement presque final, on peut obtenir, sur la ligne de production et en temps réel, une visualisation de la composition chimique du médicament et, ainsi, vérifier son dosage avant son emballage définitif. La vision hyperspectrale commence à arriver sur le marché grâce à une adaptation de cette technique aux exigences de l'industrie et, surtout, à une baisse des coûts qui étaient auparavant prohibitifs.
Mesures. Monsieur Bénard, un peu à la manière de la vision industrielle, les scanners laser 3D contribuent à l'avènement de l'usine du futur. On assiste notamment à une automatisation de plus en plus poussée de ces équipements de mesure,avec souvent une intégration sur les lignes de production. Cela s'inscrit dans une vraie démarche d'optimisation des procédés de production.En quoi ces instruments participent-ils à cette évolu-
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tion vers l'usine du futur? Christophe Bénard. Dans le prolongement de ce qui vient d'être dit, l'industriel souhaite aujourd'hui des contrôles de sa production, non pas en salle de métrologie ou en salle blanche, mais directement sur la ligne de production. Et pour obtenir des cadences parfois élevées, on est obligé d'automatiser la mesure, comme on automatise la soudure ou d'autres types de process industriels. Et la mesure tridimensionnelle, qui est la spécialité de Faro, ne déroge pas à cette règle. Nos clients nous demandent de transférer les moyens qui étaient utilisés auparavant en métrologie dans des ambiances confinées, préparées, sur le site de production où l'on doit composer avec un environnement qui peut varier d'un moment de la journée à un autre, avec éventuellement de la poussière, de l'humidité, etc. Autant de paramètres qui peuvent influencer la mesure. Le challenge consiste donc à intégrer nos équipements de mesure dans ces environnements et aussi à les adapter aux exigences des industriels en matière de cadence, de quantité de pièces à contrôler, etc., le tout sans faire la moindre concession sur la précision et la qualité de la mesure dimensionnelle.Aujourd'hui, la technologie laser scanner est utilisée dans les ateliers pour la mesure tridimensionnelle, un domaine pour lequel la demande est de plus en plus focalisée sur du sans-contact et sur une analyse globale des pièces. C'est-à-dire que les industriels ne souhaitent pas faire d'échantillonnage des mesures, mais plutôt numériser et mesurer l'ensemble d'une pièce pour récolter en un minimum de temps un certain nombre d'informations qui leur permettront de dé-terminer,pour chaque étape de fabrication, si la pièce correspond bien au cahier des charges. L'objectif étant bien évidemment de réduire le taux de rebuts qui constitue aujourd'hui l'axe de développement et de rentabilité de la plupart des industriels : on veut déterminer le plus rapidement possible si une pièce n'est pas bonne ou à quel moment on va pouvoir la modifier. En termes d'applications, il existe des débouchés industriels aux scanners 3D, mais pas seulement. Ils trouvent également leur juste emploi dans le bâtiment, notamment avec la notion de BIM [
Mesures. Monsieur Catherin, les drones ouvrent aujourd'hui la voie à de nouvelles possibilités pour la mesure dans de multiples applications industrielles. C'est notamment le cas pour la thermographie. c c v d J
Jean-Michel Catherin. Il existe un thème commun aux différents sujets que nous abordons ce soir avec vous et mes confrères, c'est le sans-contact. S'il y a une technique de mesure sans contact qui a fait progresser l'industrie de manière significative, c'est bien la mesure de température avec la technologie infrarouge qui permet de réaliser des mesures à distance dans de très nombreuses applications. En ma-tière de caméras thermiques, il faut distinguer les modèles radiométriques des modèles non radiométriques. Les seconds donnent une image thermique avec des contrastes permettant de voir les points chauds et froids, mais il n'y a aucune mesure de température. Les caméras radiométriques, elles, donnent une cartographie de mesures de température. Chaque pixel est étalonné et on en connaît la précision, la déviation, la résolution.
Les applications de la thermographie ont débuté par le militaire avant de migrer vers l'industriel et, désormais, vers le grand public. Il faut dire que les progrès réalisés ces dernières années par les capteurs thermiques sont considérables alors que, dans le même temps, leurs prix ont chuté. Le prix de certains capteurs thermiques a ainsi été divisé par 10, 20, voire même 50 en quelques années, selon le type de capteur. Pour donner une idée, le niveau de performances que vous aviez il y a 10 ans pour une caméra thermique qui coûtait 10000 ou 15000 euros, vous l'avez aujourd'hui dans un smartphone. Parallèlement à cela, il y a le phénomène du drone qui est quasiment passé du domaine militaire au domaine grand public en quelques années seulement. Les drones servent également de plus en plus souvent dans les inspections industrielles, bien que le secteur industriel ne s'y intéresse que depuis peu de temps, en fait. Mais les possibilités sont énormes. Avec des caméras thermiques montées sur des drones, on peut en effet résoudre de nombreux problèmes de maintenance ou d'ex-ploitation de systèmes sur le terrain. On peut par exemple voler au milieu de lignes à haute tension, afin de visualiser et d'identifier des points critiques, comme un échauffement sur des isolateurs, le tout piloté à distance et avec un retour sur écran des images thermographiques via une liaison radio très haute définition. Au sol, l'opérateur peut alors analyser les images qui lui parviennent en temps réel, mesurer également en temps réel la température de chaque point de l'image, détecter et identifier les points froids et les points chauds. Il peut aussi guider le pilote du drone pour se rapprocher des points à inspecter et, ainsi, éventuellement percevoir des défauts potentiels, voire, le cas échéant, programmer une intervention. On peut également se servir de drones pour l'inspection d'éoliennes. J'ai récemment rencontré deux start-up qui travaillent sur un projet absolument fascinant de drones autonomes dédiés à l'inspection d'éoliennes aussi bien terrestres qu'off-shore. Les drones en question sont équipés d'une caméra thermique et d'une caméra visible. Lorsqu'il est à l'arrêt, le drone est positionné sur une petite plateforme, sous une coupole de protection, en haut du mat des éoliennes à inspecter. Lorsque le temps le permet, la coupole s'ouvre et le drone part faire l'inspection de la ferme d'éoliennes selon un plan de vol préétabli, puis revient sur sa plateforme et sous sa coupole pour se recharger lorsque son inspection est terminée. Le
“ Le niveau de performance que vous aviez il y a 10 ans pour une caméra thermique qui coûtait 15000 euros, vous l'avez aujourd'hui dans un smartphone. ” Jean-Michel Catherin
drone peut ainsi fonctionner de manière autonome, en définissant son propre programme d'inspection, avec pour objectif de rester 6 mois en « poste » sans nécessiter d'interventions humaines! Les problèmes de maintenance sur les fermes d'éoliennes étant particulièrement complexes, en particulier pour les éoliennes offshore, l'intérêt d'un tel dispositif est tout bonnement considérable. L'application industrielle la plus connue des drones reste pour l'heure l'inspection des panneaux photovoltaïques, dont les défauts de cellules apparaissent clairement avec une inspection thermographique, ce qui n'est pas le cas pour d'autres méthodes. Là encore, le gain est important car les dimensions de ces fermes photovoltaïques sont de plus en plus gigantesques. La thermographie aérienne permet également de chercher des défauts d'isolation sur des immeubles, de détecter des fuites dans un réseau de chaleur enterré ou dans un pipeline, etc.
Bien sûr, tout cela n'aurait pu avoir lieu sans l'allégement drastique des caméras thermiques ces dernières années. Aujourd'hui, des caméras thermiques dotées de multiples fonctionnalités pèsent moins de 400 grammes, contre 2 kg il y a deux ans, et cela va continuer. Il existe des choses encore plus légères actuellement. Le drone et l'imagerie thermique vont donc continuer à faire bon ménage, et ça tombe bien car la France est à la pointe en matière de drones.