Mesures.Comment définissez-vous la performance industrielle?
Yves Beunon. C'est une question que l'on n'aborde pas vraiment. Lorsque l'on demande à nos clients les axes de performance qu'ils veulent travailler, leurs questions portent sur différents sujets. Il peut s'agir par exemple de soucis de qualité, de performance économique, de maîtrise du coût de la production, des aspects réglementaires, ou encore du respect des délais. Ce dernier point est d'ailleurs une question cruciale aujourd'hui: on observe un dur-cissement de la position des clients, il y a donc un vrai besoin de clarifier certaines situations. Nous abordons donc le sujet sous l'angle de ces différents éléments, mais nous parlons rarement de performance au sens large, de façon désincarnée.
Mesures.Quels sont les motifs les plus courants pour la mise en place d'un diagnostic?
Yves Beunon. Il peut s'agir d'une question soulevée en interne, ou lors d'un audit client. Un encombrement de l'usine, qui pose la question d'une extension. La difficulté d'atteindre un objectif, ou encore un investissement qui n'a pas porté ses fruits. Il arrive que certaines entreprises se lancent dans cette démarche alors que tout va bien. Nous l'avons effectivement observé : l'arrivée d'une nouvelle personne peut motiver une remise en question, afin de réfléchir à des moyens de s'améliorer. Mais la plupart du temps, le déclencheur est un problème et vient souvent de l'extérieur. En effet, on peut s'arranger avec un problème en interne, mais lorsqu'un client est mécontent, cela enclenche une cellule de crise. Cela peut venir aussi d'obligations légales, lorsqu'un site n'est plus aux normes, par exemple, et que l'administration demande des réponses.
Mesures. Selon vous, le diagnostic doit s'appuyer sur des éléments très concrets.Cela facilite-t-il la remise en question?
Yves Beunon. La production est une organisation humaine, donc la remise en question est compliquée. Quand nous mettons en évidence un élément perfectible, cela peut énerver les personnes concernées. Lorsque l'on a construit quelque chose, que l'on a l'habitude de travailler d'une certaine façon, il est difficile de s'entendre dire que l'on pourrait faire mieux. Il n'est donc pas simple de faire comprendre qu'une autre façon de procéder est pos42 sible, surtout en haut de la hiérarchie. Nous devons donc être factuels,afin que nos préconisations soient les moins attaquables possible. Heureusement, on trouve dans le milieu de l'industrie une forte part de rationalité.
Le diagnostic commence par la définition des axes de performance à travailler, comme la maîtrise des coûts ou le respect des délais.
Mesures. Un diagnostic nécessite-t-il d'avoir de nombreuses données liées à la production?
à la production? Yves Beunon. Il est facile de générer des données; il suffit d'installer des capteurs peu chers. Mais les analyser, enre-vanche, est compliqué. Parfois, des données sont facilement accessibles, mais elles sont brutes et ne sont pas exploitables sans développement.Traiter ainsi xemplaire une énormeappartient base de données à ilancry@new est infernal, ce n'est pas notre méthode. Nous faisons le choix de ne pas passer trop de temps sur chaque diagnostic. Pour une PME, cela peut durer de 10 à 15 jours. Nous préférons observer, écouter les gens, et avancer de façon itérative plutôt que de prendre deux mois pour tout analyser et tout mesurer. Sur le terrain, les personnes concernées savent dire quels événements sont fréquents, ce qu'il se passe, et pourquoi. Nous pouvons également mesurer un échantillon de la production avec un simple chronomètre: il suffit de compter les quantités produites en quelques heures.
sco.fr. Toute reproduction est inter Mesures. Les logiciels de type MES (Manufacturing Execution System) peuvent-ils aider?
Yves Beunon, consultant, cofondateur du cabinet de conseil Karva Consultants
Après un cursus d'ingénieur à l'École nationale supérieure d'agronomie de Rennes, Yves Beunon commence sa carrière en 1986 comme directeur technico-commercial chez Microformatic, société de services en ingénierie informatique. Il devient ensuite responsable de la gestion d'une coopérative agricole de 1988 à 1997. En parallèle, il suit une formation de contrôle de gestion à l'école Audencia de Nantes. Cela le mène à occuper à partir de 1997 un poste de consultant chez Muta Consultants, puis au sein de KPMG Entreprise en 2001. Il se forge ainsi une expérience en audits et conduites de projets, avant de fonder Karva Consultants en 2004 avec Bruno Séchet. Il intervient depuis auprès de PME comme de grands comptes, afin d'aider à l'amélioration de la performance industrielle. En 2010, il publie avec Bruno Séchet |
Yves Beunon. Le MES peut faciliter les choses, mais souvent il n'est pas très bien exploité. Beaucoup d'entreprises sont informatisées et ont des logiciels de ce type. Pourtant, il est rare que des informations intéressantes en ressortent. Un taux de rendement synthétique (TRS), par exemple, est facile à calculer de façon automatique. À partir de ce type d'informations, on produit facilement des graphiques, des tableaux. Mais qu'en fait-on concrètement ? Il existe également un biais depuis longtemps : la production est souvent vue sous l'angle de la comptabilité analytique. On cherche alors à calculer le prix de revient par ordre de fabrication. Alors que l'information pertinente serait plutôt de savoir quels éléments influent sur le temps de production. De plus, les logiciels ne sont pas toujours bien utilisés par les opérateurs. Les raisons des arrêts, par exemple, ne sont pas entrées dans les bonnes rubriques. On obtient ainsi parfois des bases de données totalement vérolées, impossibles à exploiter. Le problème n'est donc pas le MES en lui-même, mais ce que l'on en fait.
esures. Que penser des promesses e l'industrie 4.0?
Yves Beunon. C'est formidable sur le papier. Mais si tout le monde dans l'entreprise ne sait pas exploiter efficace-ment les outils connectés, on obtiendra juste une base de données énorme dont on ne fera rien.À coût égal,je pense que les entreprises ont plus intérêt à investir dans la compétence des personnes qui travaillent sur la production.
Mesures.Y a-t-il des logiciels utiles au diagnostic?
Yves Beunon. Un simple tableur suffit pour effectuer quelques calculs. Chaque projet est un cas particulier, la réalisation du diagnostic peut être extrêmement différente. Il est donc difficile d'avoir des outils applicables à toutes les situations. Les trois quarts du temps, on ne peut pas réutiliser des modèles de documents existants. Il existe toutefois des outils intéressants, comme les logiciels de modélisation et de simulation de flux. Mais ils peuvent être surdimensionnés pour cette démarche: la modélisation prend alors du temps, parfois pour finalement expliquer des choses que l'on sait déjà.
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Mesures.Vous privilégiez l'observation sur le terrain. Est-ce toujours compréhensible pour un œil extérieur? Yves Beunon. Observer les machines est compliqué. Il arrive que l'on ne comprenne pas leur fonctionnement au début. Dans une laiterie par exemple, avec les cuves et les pompes, il n'y a rien à voir, contrairement aux chaînes d'assemblage. Cette approche peut nous faire poser des questions naïves, mais intéressantes. De plus, la technologie n'est pas forcément le problème. En nous appuyant sur les personnes qui produisent, nous devons chercher à comprendre ce qui rentre, ce qui sort, et quels sont les paramètres importants. Pour avoir accès aux standards machines, nous pouvons généralement solliciter la maintenance. Cela nous permet de les comparer au fonctionnement réel et de déceler d'éventuels problèmes de cadence. C'est presque une enquête policière.
Mesures.Comment évaluer le rôle de la maintenance dans la performance? Yves Beunon. Ce sujet est souvent conflictuel avec la production. Il est rare de voir des sites où personne ne dit attendre la maintenance. Mais lorsque tout le monde estime que le problème vient de la maintenance, c'est suspect. Les techniciens sont jugés sur ce qui ne fonctionne pas. Pourtant, il n'est pas toujours facile d'effectuer de la maintenance préventive, faute de savoir quand les machines seront libres. Notre méthode consiste d'abord à observer. L'ambiance de la salle de pause, notamment, en dit déjà beaucoup: cela permet de voir si les gens se mélangent et se parlent. Puis nous constituons des groupes de travail, en rassemblant tous les types de postes, pour comprendre ce qui fonctionne bien ou pas. En général, malgré les éventuels conflits, on obtient ainsi un panorama assez réaliste.
Mesures. Les pertes énergétiques peuvent générer des coûts importants. Faut-il les prendre en compte dans le diagnostic?
Yves Beunon. Il y a en effet des process 44 où l'énergie représente un budget signi-ficatif. Mais c'est une problématique extrêmement technique.Cela mériterait parfois d'être creusé, pour identifier les gaspillages et y remédier. C'est à la direction technique de prendre cette question en charge. Il y a pour cela des spécialistes du diagnostic énergétique.
Diagnostic, mode d'emploi
La deuxième édition de Cette version, complétée par les nouvelles expériences des deux consultants, décrit pas à consultants, décrit pas à pas les étapes de cette démarche: la préparation, la conduite du diagnostic, la construction du plan de progrès, puis le bilan. Il donne des clés pour analyser les flux, l'utilisation de standards ou l'organisa-plaire appartient à ilancry@newsco. tion elle-même. Chaque étape est illustrée par des exemples de terrain. Des tableaux récapitulatifs synthétisent les analyses à mener, et des encadrés attirent l'attention sur des points de vigilance à ne pas oublier. Les entreprises peuvent donc s'appuyer sur ce guide pour mener leur propre diagnostic, « |
Mesures.Vous estimez que 80% des problèmes sont liés au non-respect des standards. Pourquoi?
Yves Beunon. Les standards décrivent précisément ce que chacun doit faire. Mais ils ne sont souvent pas définis. Pour les entreprises qui travaillent à l'affaire, par exemple, il est difficile d'avoir des standards, car la production est à chaque fois différente. De nombreux éléments ne sont pas jugés assez importants pour être définis par un standard, comme le réglage de flamme pour un soudeur. Parfois, deux régleurs ont des discours très différents. Où est l'optimum dans ce cas? Lors de démarches qualité, des entreprises se focalisent sur de nombreuses procédures, au point que les gens finissent par être fatigués de la standardisation, quand bien même il reste beaucoup de choses à dire! Enfin, quand un standard existe, il peut être mal connu. Et parfois, aucune mesure n'est prise face au non-respect des standards: cela remet en cause l'encadrement.
Mesures. Vous pointez du doigt certaines règles inefficaces, comme
le principe des « 9R ». Ce type de pratique est-il courant?
Yves Beunon. Le principe des « 9R » préconise de lancer des lots permettant de produire pendant au moins 9 fois le temps de réglage. Nous rencontrons fréquemment des ateliers où cette règle est appliquée. Mais cela génère des problèmes : des stocks importants et de l'obsolescence. D'où vient ce principe ? Il repose généralement sur des calculs anciens et dépassés, mais n'est pas remis en question. De même, la méthode des «5S»prô-née par le
Mesures. L'affichage est un élément important selon vous. Quelles informations faut-il communiquer de cette façon?
Yves Beunon. En général, trop de choses sont affichées, des camemberts, des graphiques… Souvent, les informa-tions ne sont pas à jour.Et les paramètres mis en avant ne sont pas toujours per-tinents. On voit trop de calculs de pro-ductivité, par exemple. Cela revient à se poser la question de la définition de la performance. Si les délais sont importants, reproduction l'indicateurest à fournir interdite. n'est pas le même pour le cariste qui expédie des produits que pour l'opérateur qui effectue la première opération sur la chaîne de fabrication. Pour cette personne, connaître le taux de service ne permet pas d'évaluer sa propre efficacité. C'est une information qui concerne avant tout la logistique. L'important est donc de permettre à chacun d'évaluer sa performance. Trouver un affichage efficace pour visualiser cela, c'est un grand pas en avant! Il faut qu'il attire l'attention, que l'on puisse se réunir devant, et qu'il permette de décider d'actions pour s'améliorer. Il faut être d'accord sur les priorités et consulter les différents métiers. Les opérateurs ont de bonnes idées, ils savent ce qui pourra leur être utile. Cela demande d'y consacrer du temps. Les MES pourraient faciliter la mise en forme d'un affichage efficace, à condition d'avoir les bonnes informations.
Y a-t-il des standards définis pour chaque étape de la production ? Sont-ils respectés ? Ces lacunes sont souvent la source de problèmes.
Mesures.Y a-t-il des solutions communes aux problèmes d'organisation entre les différents secteurs industriels? Yves Beunon. Nous prenons contact avec des industries de toutes les tailles, et de secteurs variés. Nous avons beaucoup travaillé dans l'agroalimentaire, mais aussi en plasturgie, pour la production de pneus, de matériel électronique, ou encore dans la gestion des déchets. Les problématiques d'organisation sont un dénominateur commun, mais les pratiques varient d'un secteur à l'autre. Les entreprises agroalimentaires sont habituées à traiter les points critiques, mais ça n'est pas une pratique familière dans le secteur du bois. L'automobile enregistre des données heure par heure, et connaît bien les unités de production autonome. Mais d'autres secteurs industriels n'y pensent pas. Croiser ces différentes pratiques permet d'enri-chir la palette de solutions à proposer. Nous faisons parfois se rencontrer des entreprises de secteurs différents. Bien sûr, il n'y a pas de recette miracle. 46
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Mesures.Finalement,peut-on évaluer concrètement l'effet des actions préconisées?
Yves Beunon. Pour nous, le but du diagnostic est de chiffrer ce que l'on pourrait faire gagner à l'entreprise avec les améliorations proposées. C'est délicat, mais les entreprises en ont l'habitude. Elles ont souvent de nouvelles idées et sont habituées à faire des estimations. Nous faisons donc des calculs à partir de données empiriques,que l'on partage avec l'entreprise. Cette dernière évalue ensuite la priorité des actions à mener. Ensuite, de la théorie à la pratique, nous avons tous les cas de figure. À court terme, nous pouvons observer si la tendance évolue vers l'objectif fixé. À plus long terme, après deux ou trois ans, le changement est parfois visible de façon évidente. Si l'on a modifié l'organisation des flux, de sorte à avoir moins recours à la sous-traitance, il est possible de chiffrer les gains. Dans d'autres situations, ça n'est pas le cas, car les produits ne sont plus les mêmes, par exemple. De nombreux facteurs entrent en ligne de compte, il est donc difficile de dégager la contribution des différents projets mis en œuvre. Mais si l'économie globale est meilleure après qu'avant, le bilan est positif.