Gaël Obein (ici à droite lors de la remise du prix LNE de la recherche 2019) est responsable amont du département photonique du Laboratoire commun de métrologie LNE-Cnam, ainsi que le président de l'Association française de l'éclairage (AFE).
MESURES. Qu'est-ce qui vous a amené à travailler dans le champ de la sensation en métrologie ?
GAËL OBEIN. Ce fut un peu par hasard. Après un DUT Mesures physiques, m'orienter vers la métrologie fut assez logique, car mesurer quelque chose m'intéressait. C'est ce que j'ai compris un peu plus tard, une fois en licence et en maîtrise, car je savais appréhender les dimensions en TP, contrairement à ceux qui venaient d'un Deug classique. L'IUT Mesures physiques apporte de nombreux atouts, tels qu'être pragmatique, du fait que l'on voit toutes les disciplines de la physique. Les titulaires de DUT Mesures physiques font d'ailleurs assez souvent de bons métrologues. Pour valider mon DEA de métrologie à Paris, j'accepte, par curiosité, le sujet de stage proposé par Françoise Viénot, professeure au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN). Il s'agissait de mener des mesures de vision dans le domaine méso-pique, à mi-chemin entre l'humain et la mesure photométrique. Bien m'en a pris car j'ai pu découvrir un domaine fascinant pour un métrologue.
MESURES. En quoi ce domaine est-il fascinant ?
GAËL OBEIN. Toutes les valeurs d'illumination, de couleur, de brillant, etc., sont d'abord des mesures subjectives, qualitatives. Si je vous demande de classer 50 échantillons différents de peinture, par exemple, du plus mat au plus brillant, vous réussirez à le faire, avec plus ou moins de difficulté. Si l'on peut classer ces 50 échantillons, cela signifie que vous vous êtes appuyé sur une métrique, une échelle. D'ailleurs, si je vous demande de les classer à nouveau, vous remettrez ces 50 échantillons dans le même ordre. Notre travail est précisément d'essayer de mesurer cette échelle. Je n'ai toutefois aucune garantie qu'une deuxième personne les classe exactement comme vous. Par contre, si l'on prend environ 500 personnes, tout le monde classera plus ou moins de la même façon les échantillons. Elles ne mettront en tout cas pas des échantillons mats à la place d'échantillons brillants. Bien sûr, le signal est très « bruité » d'un individu à l'autre, mais il l'est beaucoup moins chez un même individu. En faisant intervenir plusieurs observateurs, il est ainsi possible d'obtenir des tendances, une « moyenne ». Il est d'ailleurs parfois assez étonnant de constater que tout le monde fait le même classement.
MESURES. Pouvez-vous lister les paramètres que l'on peut ainsi quantifier ?
GAËL OBEIN. En fait, non, car il y en a autant que l'on veut, autant que de besoins industriels. De nombreuses entreprises produisent des objets faits pour être vus. Dans le cas de la carrosserie d'une voiture, il y a tout un travail réalisé sur la couleur, le brillant, des effets de sparkle [scintillement, NDR], par exemple, pour que la voiture nous apparaisse belle. Il faut donc pouvoir disposer de métriques pour répondre aux besoins du client et, surtout, pour les raccorder à des quantités physiques mesurables, en fait à des paramètres optiques, essentiellement la réflectance, le facteur de transmission ou de réflexion.
MESURES. Mais alors, comment procédez-vous ?
GAËL OBEIN. Il faut avant tout définir clairement le mesurande, et de la manière la plus simple possible. C'est précisément là où il faut faire attention, à la limite entre la métrologie et la psychologie. On ne définit ni ne mesure le beau, car « les goûts et les couleurs, on ne les discute pas ». Par contre, on peut définir des éléments simples et clairs – couleur, brillant, transparence, translucidité, peau d'orange, etc. – auxquels tous les observateurs répondent grosso modo de la même manière côté visuel, et qu'il est possible de caractériser optiquement avec des techniques ad hoc. On peut alors, en utilisant des fonctions statistiques, mettre en relation les mesures optiques et la sensation procurée par l'objet que l'on a sous les yeux.
MESURES. Quels sont les moyens de mesure disponibles sur le marché ?
GAËL OBEIN. Même si on manipule les grandeurs photométriques comme d'autres grandeurs physiques classiques, il ne faut pas perdre de vue qu'au départ, la photométrie est une mesure perceptive. Les mesures spectrales sont converties en une grandeur lumineuse, telle qu'elle est vue par l'œil humain. Et c'est la même chose pour la colorimétrie. On peut mesurer un spectre de réflectance avec un spectrophotomètre, puis le convertir en paramètres colorimétriques (LAB, XYZ, etc.) – il s'agit ici d'une mesure d'apparence. Toutes ces grandeurs sont aujou rd'hui bien maîtrisées, puisque nous avons des photomètres, des colorimètres. Mais d'autres attributs comme la translucidité, le brillant, le sparkle ne sont pas maîtrisés, et c'est sur ces effets que nous travaillons.
MESURES. Diriez-vous qu'il n'existe donc pas de moyens pour mesurer ces effets ?
GAËL OBEIN. Il existe bien des brillance-mètres, mais ils sont assez basiques. Leur principe de fonctionnement repose sur une mesure de réflexion spéculaire, en partant de l'hypothèse qu'un échantillon réfléchissant beaucoup de lumière dans sa direction spéculaire est plus brillant qu'un échantillon qui diffuse dans tout le demi-espace. Mais on peut très facilement trouver des échantillons classés dans un certain ordre par un brillancemètre, mais dans un ordre différent par les observateurs. Cela signifie qu'il y a quelque chose que nous ne maîtrisons pas.
GAËL OBEIN RESPONSABLE AMONT DU DÉPARTEMENT PHOTONIQUE DU LABORATOIRE COMMUN DE MÉTROLOGIE LNE-CNAM
C 'est en 2003 que Gaël Obein soutient sa thèse intitulée Caractérisation optique et visuelle du brillant, réalisée au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN), et devient docteur en Système physiques et métrologie. Après un postdoctorat au sein de la division Optical Thermometry and Spectral Methods du National Institute of Standards and Technology (NIST), Gaël Obein entre au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) en 2006, où il met en place et développe la métrologie de l'apparence au sein du Laboratoire commun de métrologie LNE-Cnam (LCM). Depuis 2012, le maître de conférences anime la métrologie européenne sur cette thématique par le biais des trois Joint Research Projects (JRP) qu'il coordonne, à savoir xDReflect (Multidimensional Reflectometry for Industry), BiRD (Bidirectional Reflectance Definitions) et BxDiff (New Quantities for the Measurement of Appearance). Gaël Obein est en charge de la réalisation et du maintien à niveau des références nationales de photométrie et de spectrophotométrie du LCM depuis 2008. Il est également président de la CIE-France – le comité national français miroir de la Commission internationale de l'éclairage (CIE) – depuis 2017. Il est responsable amont du département photonique au LCM depuis 2018, et dirige aujourd'hui deux comités techniques à la CIE, l'un sur la mesure bidirectionnelle de la réflectance, l'autre sur la mesure du brillant. Gaël Obein a par ailleurs été élu président de l'Association française de l'éclairage (AFE) en janvier 2020. |
LA MÉTROLOGIE DU BRILLANT MISE EN LUMIÈRE
La métrologie, à savoir la science de la mesure, peut révéler des formes que l'on ne soupçonne même pas. À côté des étalons de longueur, de température, de masse, etc. (voir Mesures n° 917), il existe des domaines où l'on ne s'attend pas forcément à entendre parler de métrologie. C'est par exemple le cas du brillant, de la translucidité et d'autres critères de sensation visuelle que procure une surface, des critères qui se trouvent être au confluent des sciences optiques et des techniques de psychophysique. Ce domaine de la métrologie a été mis à l'honneur lors de la remise du prix LNE de la recherche 2019 (voir Mesures n° 921), en décembre dernier, à Gaël Obein (voir encadré ci-dessus) – le prix LNE de la recherche a également été remis à Marie-Christine Lépy, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), pour ses travaux sur les rayonnements ionisants –, pour ses travaux sur les rayonnements optiques. |
LNE Gaël Obein anime la métrologie européenne sur l'apparence par le biais des trois « Joint Research Projects » (JRP) qu'il coordonne, à savoir xDReflect, BiRD et BxDiff – ici, le gonioréflectomètre du LNE-Cnam.
MESURES. En ce qui concerne la métrologie de ces paramètres, où en est-on ?
GAËL OBEIN. La couleur est la première chose que l'on regarde sur un objet. La colorimétrie, qui naît en 1931, a fait l'objet de nombreuses recherches et a bien ouvert la voie. Néanmoins, les autres attributs ont été délaissés. Ce n'est que bien plus tard que l'on s'est intéressé au brillant ou à la texture. La métrologie suit les besoins industriels. S'il n'y avait pas eu l'apparition des peintures métallisées dans les années 1970, puis des peintures scintillantes dans les années 2000, nous n'aurions pas commencé à regarder les aspects « brillant » et sparkle. Aujourd'hui encore, l'instrument de référence dans beaucoup d'industries reste l'expert, au travers d'évaluations faites à l'œil. Mais l'expert peut tomber malade, partir à la retraite, ou tout simplement ne pas être en forme. D'un point de vue « système qualité » et continuité des références, il est beaucoup plus simple de s'appuyer sur des indicateurs optiques. C'est là où nous intervenons en développant des indices, en essayant de répondre à la demande industrielle. Sans pour autant que nous soyons moteurs dans la démarche.
Toutes les valeurs d'illumination, de couleur, de brillant, etc., sont d'abord des mesures subjectives, qualitatives. Si l'on demande à quelqu'un de classer 50 échantillons différents de peinture, par exemple, du plus mat au plus brillant, il réussira à le faire, avec plus ou moins de difficulté.
MESURES. Tous les métrologues se le demandent : comment faire pour mettre en œuvre la métrologie de paramètres subjectifs ?
GAËL OBEIN. Nous avons en fait la même recette que celle pour la photométrie ou la colorimétrie. Nous définissons d'abord le mesurande, puis développons une collection d'échantillons grâce à des procédés industriels jugés pertinents, soit en partenariat avec des industriels, soit avec nos équipes de matériaux. Il est essentiel que la collection d'échantillons soit représentative du mesurande. Deux processus sont ensuite menés en parallèle. Nous réalisons des mesures optiques, essentiellement des mesures spectrales et angulaires de réflec-tance. Dans le cas du brillant, qui est situé dans la direction spéculaire, il faut donc s'intéresser à l'évolution de la lumière dans cette direction pour disposer d'un élément en corrélation avec la sensation en question. Pour cela, nous regardons comment font les observateurs – s'ils préfèrent travailler en lumière diffuse ou en lumière spéculaire, par exemple. En parallèle, nous développons les échelles psychophysiques.
MESURES. Pouvez-vous expliquer ce que sont les techniques de la psychophysique ?
GAËL OBEIN. La psychophysique est la science de la mesure de la sensation. Reprenons l'exemple du classement de 50 échantillons, cité précédemment. En les classant, vous créez une échelle du brillant, sur un seul axe certes, mais un axe de la sensation de brillant. C'est un bon début. Les techniques psychophysiques permettent d'aller plus loin que le ranking, en utilisant des protocoles plus élaborés. Elles permettent de placer des graduations sur cet axe perceptif. Il n'est d'ailleurs pas obligatoire que cette échelle ait des graduations régulières. Ce qui compte, c'est d'avoir une corrélation entre l'échelle perceptible et un paramètre physique (un graphique à deux axes) : nous avons alors transposé sur une échelle physique la sensation visuelle. Pour que cela fonctionne, il faut que le signal visuel soit propre, ce qui impose de travailler dans des conditions strictes. En posant simplement plusieurs fois les mêmes échantillons sur une table, vous risquez de les classer d'une manière légèrement différente en raison des variations de conditions ambiantes, par exemple. Pour éviter cet écueil, nous essayons de travailler dans des cabines à « lumière », dans lesquelles on maîtrise les géométries, le niveau d'éclairement ou la position de l'observateur, afin d'être le plus reproduc tible possible dans nos mesures visuelles. Attention, il ne s'agit pas de mettre en œuvre une métrologie pour chaque observateur, ce serait bien trop compliqué. Nous faisons intervenir de nombreux observateurs dans le but d'obtenir un « observateur moyen ». Il n'est ni vous, ni moi, mais la moyenne de nous. C'est pour lui que nous faisons de la métrologie. Ainsi, il existe l'« observateur standard » de la Commission internationale de l'éclairage (CIE), qui permet d'établir la colorimétrie. Je vous l'accorde, cette métrologie n'est pas complètement satisfaisante pour chaque individu, mais elle revêt une très grande importance pour l'industriel qui veut contrôler la qualité pour un observateur donné représentatif de la population.
“ On ne définit ni ne mesure le beau. Par contre, on peut définir des éléments simples et clairs – couleur, brillant, transparence, translucidité, peau d'orange, etc.
De nombreuses entreprises produisent des objets faits pour être vus, à l'instar de la carrosserie d'une voiture.
MESURES. Où en sont actuellement les travaux en métrologie pour la sensation ?
GAËL OBEIN. Tout dépend du secteur, en fait. Dans le domaine du goniochromisme, par exemple, les choses ont bien avancé ces dernières années. Nous savons aujourd'hui caractériser des surfaces monochromatiques, qui changent de couleur selon la direction d'illumination ou d'observation, avec un nombre fini de mesures permettant de prédire l'apparence des surfaces dans n'importe quelle situation. En ce qui concerne le sparkle et la translucidité, nous avançons désormais très vite. Nous démarrons d'ailleurs un projet européen pour développer une référence en translucidité [https: //bxdiff.cmi.cz]. Dans d'autres domaines, nous avançons pas à pas. C'est le cas du brillant, notamment en raison d'un manque de consensus sur le sujet.
MESURES. Vous avez évoqué l'automobile et l'éclairage. Quels sont les secteurs industriels intéressés par la métrologie de la sensation ?
GAËL OBEIN. Je suis d'autant plus bien placé pour en parler que je coordonne des projets européens sur cette thématique [voir encadré]. Et pour financer ces projets, il faut disposer de soutiens industriels. Les secteurs industriels pour lesquels nous développons cette métrologie sont, en premier lieu, l'automobile, puis les cosmétiques et les industries du plastique et de l'emballage. Nous travaillons également pour l'industrie des pâtes et des papiers, le secteur des matériaux – c'est essentiellement l'architecture, les fabricants de revêtements d'immeubles –, l'alimentaire. Pour faire acheter des fruits et des légumes, par exemple, ceux-ci doivent satisfaire à un certain niveau de brillance. Si des tomates sont trop brillantes, elles auront l'air d'être en plastique et le consommateur ne les achètera pas ; si elles sont trop mates, elles auront l'air d'être trop anciennes et le consommateur ne les achètera pas non plus. Aux côtés de ces industries, d'autres entreprises sont, elles aussi, très intéressées, à l'instar de celles du monde des jeux vidéo, de la réalité virtuelle et des films d'animation. Pour rendre à l'écran l'apparence d'un objet virtuel ou de la peau humaine, il faut pouvoir auparavant mesurer cette apparence et développer des modèles. Il y a enfin des fabricants de smartphones au sein des projets européens. Si la forme d'un smartphone est très basique, son brillant, sa couleur, etc., sont autant de paramètres à optimiser pour obtenir la meilleure apparence.