C omment la maintenance peut-elle tirer profit des évolutions technologiques de l'industrie ? Les nouvelles générations de machines produisent des quantités de données toujours plus importantes, et il existe de nombreux moyens d'en tirer profit. La maintenance est l'un des enjeux cen-traux de l'industrie 4.0. On peut imaginer qu'à l'avenir, il sera possible de déterminer avec précision l'usure des machines et de prédire les pannes afin d'optimiser les interventions, et de réduire au minimum les arrêts de production. Mais où en est-on aujourd'hui?
Les comptes rendus des opérations de maintenance sont une source d'information importante, tout comme les données issues des capteurs intégrés aux machines.
MobilityWork « Le terme “4.0” est vendeur pour les industriels, mais la transition ne se fera pas du jour au lendemain, prévient Fabrice Garavaglia, chef de produits chez Mobility Work, éditeur d'un logiciel de gestion de maintenance (GMAO). En effet, beaucoup de choses se font encore sur papier. Il y a donc tout un aspect culturel à faire évoluer petit à petit. » L'une des premières sources de données à exploiter provient des techniciens. « Mais nous observons que, souvent, la saisie de données est minimale, constate Fabrice Garavaglia. Plus la saisie est compliquée,plus les techniciens sont réticents. » Si cette tâche est décourageante, alors les comptes rendus ne seront pas exploitables correctement pour de futures analyses.
Plan de maintenance
De façon générale, les logiciels industriels travaillent de plus en plus leurs interfaces, et visent à les rendre plus intuitives pour simplifier le travail des utilisateurs. Ils s'inspirent notamment des innovations du domaine grand public. Les logiciels de GMAO suivent cette tendance également.Comme pour d'autres types de solutions, on voit se développer en GMAO les interfaces web accessibles par un simple navigateur. Mainti 4,Altair Enterprise, Dimo Maint, Carl Source, ou encore Mobility Work font partie des logiciels proposant ce mode de fonctionnement. Certains proposent également des applications dédiées spécifiquement aux terminaux mobiles.
Les smartphones ou tablettes numériques permettent une nouvelle utilisation de la GMAO sur le terrain. Les techniciens peuvent les utiliser pour déclarer des pannes, recevoir des demandes d'interventions, les accepter. Un QR Code sur la machine peut servir à valider une intervention. Ces terminaux peuvent donner accès à des informations comme la géolocalisation des machines, leur historique, les dernières interventions effectuées, celles déjà programmées, la documentation technique, ou encore des photographies. « Faciliter le travail des techniciens est un élément très important, insiste Fabrice Garavaglia (Mobility Work). Le téléphone portable donne également accès à la saisie vocale. Grâce à cette simplification, il devient plus facile pour eux,sur le terrain,de renseigner les informations relatives à leurs interventions. » Cette fonction se retrouve dans d'autres applications, comme Carl Touch, la déclinaison mobile de la GMAO de Carl Software.
Avoir des informations fiables est une base nécessaire pour faire évoluer la maintenance via l'analyse des données. À partir de toutes les interventions référencées, il devient possible, au fil du temps,de mettre en évidence les pannes récurrentes et d'adapter le plan de maintenance à ce paramètre, notamment en vue d'effectuer des interventions préventives. «A vec plusieurs années d'historique, il est possible de savoir à quelle fréquence une machine tombe en panne, et le nombre d'heures de maintenance qui lui sont consacrées chaque année, détaille Fabrice Garavaglia. Ces informations sont affichées dans différents tableaux de bord,contenant des graphiques et des tableaux. Mais à l'avenir, nous voudrions automatiser l'analyse de ces données ».
Pour les techniciens de maintenance travaillant sur le terrain, les outils mobiles sont nécessaires. Mais ils doivent proposer une ergonomie adaptée.
Carl Source Le développement de modèles prédictifs est un sujet auquel se consacrent divers acteurs: des éditeurs de logiciels, mais aussi des chercheurs. « La maintenance prévisionnelle n'est pas une nouveauté, rappelle Olivier Dengis,Agility Officer chez I-Care, une entreprise belge spécialiste du sujet. On prévoyait déjà la durée de vie des équipements industriels il y a 25 ans, grâce au relevé et à l'analyse de données,notamment vibratoires.Mais aujourd'hui,nous avons l'intelligence artificielle pour nous aider dans cette tâche ».
Partager ses données à une communauté
Sur le modèle des réseaux sociaux, le logiciel de GMAO Mobility Work propose à la communauté de ses utilisateurs de partager les informations concernant leur maintenance. « Si l'un d'entre eux ne trouve pas de solution face à une panne, il peut ainsi chercher si un autre utilisateur a déjà rencontré le même problème, décrit Fabrice Garavaglia, chef de produits. Lorsque nous évoquions cette idée il ya deux ans,les utilisateurs n'étaient pas convaincus.Mais les mentalités évoluent. Nous pouvons aujourd'hui montrer les avantages de ce système.Les inconvénients sont finalement peu nombreux,car,à moins d'une machine développée en interne,il y a rarement de gros secrets parmi ces informations. » Cette approche permet notamment de réduire le recours à des prestataires extérieurs. Cette plateforme est également dédiée aux fabricants d'équipements industriels: ils peuvent y présenter leurs catalogues de pièces ou de machines. Mais c'est également un moyen pour eux d'obtenir des informations sur les pannes de leur matériel. |
Les informations issues directement des machines est un matériau nécessaire pour livrer des prévisions fiables. Selon les machines et les process, il peut s'agir de données concernant la température, l'humidité relative, la pression, la consommation électrique, les vibrations, ou encore la qualité de l'huile. « Les machines sont de plus en plus équipées de capteurs, observe Olivier Dengis. Mais il est parfois utile d'en ajouter. » Comme avec les applications pour smartphones, l'industrie bénéficie des innovations développées auparavant dans le secteur grand public. En effet, on trouve aujourd'hui des capteurs miniatures, sans fil et bon marché, qu'il est possible d'installer au plus près de la source. Cette tendance devrait se poursuivre: les capteurs de type Mems (microsystèmes électromécaniques) que l'on trouve dans les smartphones, tels que les accéléromètres, pourraient être de plus en plus employés dans l'industrie.
Renforcer l'instrumentation
Les capteurs étant de plus en plus souvent sans fil, cela impose le recours à des stratégies pour optimiser leur consommation énergétique. « Détecter un défaut naissant sur un roulement 6 mois à l'avance nécessite un échantillonnage à très haute fréquence », précise Olivier Dengis. Pour communiquer toutes ces données, I-Care a mis au point une technique d'échantillonnage permettant une forte compression des données, afin de minimiser l'énergie nécessaire à leur com-munication. Autre possibilité: intégrer aux capteurs un système de prétraitement des données, permettant de n'envoyer que les résultats intéressants, plutôt que l'intégralité des données.
Les fabricants rendent souvent les informations des capteurs internes aux machines disponibles via les automates. Cependant, « il s'agit souvent d'informations standard, il manque encore une instrumentation globale,qui intégrerait par exemple la mesure de vibrations, estime Olivier Dengis. De plus,on voit beaucoup de systèmes fermés,des capteurs qui ne peuvent communiquer qu'entre eux. Les fabricants devraient au contraire évoluer vers un modèle ouvert. » Pour que les machines connectées apportent un avantage en termes de maintenance prévisionnelle, la fréquence de collecte doit, elle aussi, être adaptée aux défaillances recherchées. Si une machine se dégrade sur une échelle de 3 mois, par exemple, il faut prendre assez de mesures sur cet intervalle de temps pour pouvoir dégager une tendance.
Les trains à l'heure de la maintenance 4.0
À quoi pourrait ressembler la maintenance du futur, mettant à profit l'intelligence artificielle? Le projet SurferLab, appliqué à la maintenance ferroviaire, nous donne un exemple d'application. SurferLab est un laboratoire de recherche commun entre l'université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Bombardier Transport et Prosyst, une entreprise spécialisée dans la surveillance, l'analyse et le diagnostic pour l'industrie. Ce laboratoire est dédié à l'intelligence distribuée pour les systèmes de transport. Cette collaboration a permis la mise en place d'un système de maintenance préventive des trains dans la région Hauts-de-France. « Le but était de mettre au point un système de surveillance plus intelligent et autonome,en associant des données liées au diagnostic et à l'environnement », décrit Fadil Adoum, doctorant au Laboratoire d'automatique, de mécanique et d'informatique industrielles et humaines (LAMIH). « La vision de SurferLab est de procéder à des analyses au plus près des systèmes surveillés,et non à distance de manière centralisée, indique Damien Trentesaux, chercheur au LAMIH et codirigeant de SuferLab. Cela permet un suivi en quasi-temps réel. » Le système se nourrit donc de beaucoup d'informations relatives à la santé des nombreux composants des trains: plus de 10000 données sont suivies en permanence, à une échelle de temps pouvant descendre jusqu'à la milliseconde. Des automates permettent de passer de la donnée brute à des indicateurs, comme des alarmes. La modélisation du comportement des différents éléments permet de prévoir leur évolution. « Nous essayons de comprendre les liens entre les événements , ajoute Fadil Adoum. Nous générons des équations pour chaque train,et toutes ces informations sont ensuite agrégées au niveau des centres de maintenance,pour avoir une vue générale de l'ensemble de la flotte. » Les opérateurs ont alors à leur disposition des informations pouvant les aider dans leur prise de décision. L'aspect humain est donc également un axe de recherche important du projet. « Il faut donner aux ingénieurs et aux opérateurs de maintenance des outils adéquats », précise Fadil Adoum. Une interface permet de localiser les trains sur le réseau, et de voir lesquels présentent des problèmes. Sur chaque train, SurferLab collecte de nombreuses données pour analyser en temps réel l'état de santé de composants. SurferLab Les opérateurs peuvent alors interroger directement les composants concernés sur leur état de santé. Il existe pour cela une interface vocale. Différents scénarios de maintenance peuvent être étudiés grâce au logiciel: peut-on profiter d'une réparation urgente pour effectuer d'autres opérations? À quel dépôt faut-il amener le train pour avoir la pièce nécessaire le plus rapidement possible? À l'avenir, le système de SurferLab devrait évoluer de façon à prendre en compte également des données liées aux infrastructures, comme les rails. Et son approche pourrait être généralisée à d'autres domaines que les transports. « La transposition au domaine de l'industrie fait partie de notre cahier des charges» , assure Damien Trentesaux. Prosyst, qui travaille sur le diagnostic des machines industrielles depuis longtemps, est particulièrement intéressé par cet axe de développement. |
I-Care L'analyse des données issues des machines permet d'identifier avec précision la source et la nature d'une défaillance.
I-Care Des algorithmes de traitement du signal permettent de détecter les signes avant-coureurs des dysfonctionnements, comme le dépassement d'un seuil. Mais il n'existe pas de règles universelles: cela se base sur l'expérience, des données statistiques et la connaissance des modes de défaillance des machines. L'environnement joue également un rôle: une cimenterie, par exemple, est soumise à plus de chaleur et d'humidité relative qu'un environnement contrôlé comme on en trouve dans le domaine pharmaceutique.Pour effectuer ces analyses, il existe des modèles prédictifs génériques. Leur choix et leur paramétrage dépendent des signaux dont on dispose, ou de la fréquence de la panne. « Les contrôles vibratoires sont à la pointe lorsque l'on veut s'intéresser aux machines rotatives telles que les pompes, les moteurs ou les ventilateurs », illustre Olivier Dengis.
Mais il est possible d'aller plus loin. Le développement de l'intelligence artificielle dans l'industrie devrait permettre d'en exploiter encore mieux les don-nées: « l'intelligence artificielle est un modèle mathématique, explique Cristian Preda, chercheur au laboratoire Modal de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). Notre équipe développe de tels modèles pour l'apprentissage et l'analyse de données. Nous avons des contrats avec des partenaires industriels ayant des problématiques liées à des prises de décision. » Dans le cadre de la maintenance, il s'agit donc le plus souvent de déterminer si un système risque de tomber en panne au bout d'un certain temps. « Pour prévoir les pannes à l'avance, on utilise généralement des courbes aux variables multiples, note Cristian Preda. Même des données météorologiques peuvent entrer en ligne de compte. » Cela permet de réduire les incertitudes.
« En corrélant les données recueillies, on met en évidence des dérives », explique Darcy Boungou-Tsoumou, fondateur de DI Analyse Signal, société spécialisée dans l'analyse de données de machines industrielles. Pour cela, on peut détecter des «ruptures», des changements de dynamique dans les signaux. « Le fait de détecter de façon automatique des changements qui seraient imperceptibles à l'œil nu par un opérateur peut servir à déclencher une alarme », précise Quentin Grimonprez, ingénieur transfert à Inria. L'opérateur peut alors observer le signal critique, afin de vérifier si la dérive se poursuit. « On peut chercher des changements dans la moyenne, ou dans la variance, continue Quentin Grimonprez. En effet,les fluctuations ne seront pas les mêmes selon qu'il s'agisse d'une défaillance d'un capteur,ou du processus lui-même ».
L'intelligence artificielle est donc ca-pable d'interpréter des résultats de façon automatique et plus complexe qu'avec les algorithmes classiques. « Ce concept est ensuite testé, pour être validé avant sa mise en pratique », ajoute Darcy Boungou-Tsoumou. Sa société, DI Analyse Signal,propose une intelligence artificielle, Lesly, destinée aux applications industrielles. « Avec des gigaoctets de données disponibles,nous sommes aujourd'hui capables de faire des calculs complexes rapide-ment. On peut installer pour cela des PC sur site,ou utiliser des serveurs en cloud », poursuit-il. Bien qu'il existe toujours une frilosité vis-à-vis de l'externalisation des données sur un serveur en cloud, les logiciels industriels ont tendance à suivre cette voie. Les outils de maintenance n'y échappent pas. « Je ne vois pas comment cette dynamique pourrait s'inverser, commente Olivier Dengis (I-Care). Un serveur local demande de l'entretien, il faut avoir les compétences pour en assurer la maintenance ».
En croisant plusieurs sources de données, l'intelligence artificielle effectue des prévisions précises sur l'évolution de l'état de santé des équipements industriels.
DI Analyse Signal Il est donc possible aujourd'hui de détecter la défaillance d'un élément précis au sein d'un équipement de production, et de prévoir sa durée de vie avant la survenue d'une panne. « On sait aussi déterminer de façon très spécifique le type de défaillance,dire s'il s'agit plutôt d'un problème de lubrification ou de fatigue », complète Olivier Dengis (I-Care). Mais la maintenance a encore de nombreuses pistes d'évolution. Les modèles de décision en cas de problème ne sont pas implémentés de façon automatique. Le niveau de finesse atteint pour les trains avec un projet tel que SurferLab ( voir encadré page 28 ) n'est pas encore arrivé dans l'industrie. « Mais on y travaille, assure Olivier Dengis. À partir d'une base de données de décisions,on peut imaginer déterminer l'action à prendre de façon automatique ». Une autre piste d'évolution consiste à chercher un système de prévision le plus universel possible. « L'objectif que l'on se donne,d'ici une dizaine d'années,est de générer assez de modèles prédictifs sur assez de machines différentes pour les fusionner, et obtenir ainsi un modèle universel, annonce Darcy Boungou-Tsoumou (DI Analyse Signal). Nous pourrions ainsi être capables de comprendre réellement comment les machines vieillissent et se comportent à l'usage, définir quels composants se dégradent, et au bout de combien de temps ».
Bien sûr, l'avènement d'une véritable maintenance 4.0 nécessitera une certaine évolution de la culture industrielle. « On a l'habitude de voir une machine cassée et de la réparer, observe Olivier Dengis (I-Care). C'est un véritable changement de paradigme. Or, tout le monde n'est pas prêt à laisser faire un logiciel d'apprentissage automatique.» Il y a donc une réflexion à mener en amont pour les industriels: identifier les besoins et les ressources déjà disponibles en termes de données, afin d'identifier les projets pertinents et de les mener de façon efficace.
Miser sur des systèmes ouverts
Pour tirer un maximum de bénéfices de ses équipements et logiciels, l'usine connectée doit pouvoir les faire communiquer entre eux. Les capteurs mesurent des données qui peuvent être utiles aussi bien à la supervision qu'à la maintenance prévisionnelle. Et les différents logiciels en jeu sont souvent complémentaires entre eux. « Notre logiciel de GMAO Mobility Work est capable de s'interfacer avec des ERP afin de croiser les données liées aux pièces détachées, illustre Fabrice Garavaglia, chef de produits. Nous travaillons également l'interfaçage avec des MES. » En effet, savoir quand une machine va s'arrêter de produire est utile pour planifier les opérations de maintenance. « Nous croyons beaucoup à la collaboration, à l'ouverture, à l'échange des données », assure Olivier Dengis, Agility Officer chez I-Care. Notre plateforme permet à d'autres applications de venir y chercher des informations.De même, nous pouvons nous interfacer à d'autres systèmes pour leur transmettre des données. » Ainsi, un logiciel de gestion des opérations de maintenance peut s'appuyer sur les estimations d'un système de prévision des défaillances pour organiser un planning. Faute d'un langage universel, cela passe souvent par le développement d'interfaces de programmation (API). |
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