Les Industriels Veulent Que Les Laboratoires Descendent Dans La Rue

Le 01/04/2013 à 0:00

Mesures. Que représente pour vous le Prix LNE de la recherche que Jean-Luc Laurent,directeur général du Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), vous a remis ?

Jean-RémyFiltz. Je dois avant tout dire que le Prix LNE de la recherche est une formidable reconnaissance du travail accompli jusqu'à maintenant en équipe. Il n'y a en effet pas d'ouvrage abouti dans nos métiers sans associer différents profils, diverses compétences scientifiques et techniques complémentaires. C'est aussi un encouragement généreux à poursuivre cette culture d'une recherche et du développement raisonnée, même si, de la raison, il faut savoir désobéir. Je retiens d'ailleurs trois ambitions pour désobéir utilement. Sur le plan de l'aventure humaine, d'abord, en étant entourés de collègues brillants dans leurs domaines respectifs,l'ambition est de désobéir à la médiocrité. Il faut remettre sur le métier les acquis, conserver un esprit critique pour mieux construire, apprendre à croiser le fer entre la raison et la déraison et à doser astucieusement l'une et l'autre. Il s'agit ensuite de se surpasser, de repousser les limites. Il faut donc apprendre à désobéir aux limites établies. Enfin, innover, c'est également désobéir aux concepts établis.

Mesures.Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par innovation?

Jean-RémyFiltz. On ne peut pas imaginer une recherche sans orientation vers l'innovation et, en même temps, on ne peut pas imaginer d'innovations sans développement des connaissances, c'est-à-dire sans entreprendre des recherches pour faire progresser les connaissances. Amon avis, peu d'entités métrologiques développent cette stratégie gagnante d'un rapprochement amont/aval plus intégré. L'institut Physikalisch-Technische Bundesanstalt (PTB) en Allemagne, avec ses quelques prix Nobel, a pratiqué et continue à pratiquer cette stratégie avec, il est vrai, des financements significatifs. Aujourd'hui,le National Institute of Standards andTechnology (NIST) aux Etats-Unis brille également dans cette approche. La situation française au LNE, quant à elle, est beaucoup plus modeste mais, il faut savoir viser une approche intégrée. Les instituts majeurs de la recherche que sont le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans le domaine de l'énergie exercent et excellent aux confins de ce qui est mesurable. Nous bénéficions de cette excellence, de même que nous bénéficions par exemple de l'énergie, sans jeu de mots,d'un JeanTherme (CEA) ou profiterons d'un point de vue scientifique, par exemple, des travaux des Prix Nobel en physique comme Serge Haroche en 2012, Albert Fert en 2007, Claude Cohen-Tannoudji en 1997, Georges Charpak en 1992, Pierre-Gilles de Gennes en 1991… Nous bénéficierons de cette excellence tout comme nous pouvons la soutenir. Cet objectif est sans doute un défi à travailler. Il nous faut abattre et combattre les préjugés, et nos dirigeants doivent tout faire pour nous aider sur ce chemin.

Il faudrait abolir les frontières entre la métrologie et les autres domaines.

Mesures. Quelles sont les autres “ambitions” que vous voyez dans le domaine de la métrologie?

Jean-Rémy Filtz. L'une d'elles est ce que j'appelle la dimension transverse, la connexion des champs disciplinaires. L'ambition de l'équipe est de développer chacune des facettes précédemment évoquées (le rapprochement amont/aval) dans les domaines traditionnels de la métrologie optique ou thermique mais aussi au-delà, dans d'autres disciplines. L'une de nos contributions actuelles serait d'abolir les frontières entre domaines scientifiques et techniques, entre la métrologie et les autres domaines. Ce combat est indispensable pour favoriser le développement. Nous devons également confirmer sans cesse notre utilité nationale. Le dogme établi de la traçabilité aux étalons nationaux vit probablement son dernier siècle de gloire. Il nous faut inventer ou renforcer notre palette de missions qui permette d'apparaître, d'une part, comme un outil de réussite pour l'industrie et nos gouvernants et, d'autre part, d'amplifier notre rayonnement et attractivité. Une autre ambition concerne le développement des connaissances. Pour accélérer l'innovation et le transfert aux entreprises et leur permettre ainsi de gagner la bataille de la compétitivité sur les scènes nationale et/ou mondiale, il nous faut renforcer avec vigueur l'investissement sur le champ des connaissances, de la formation. Cette dimension est probablement la plus cruciale de toute. Elle est incontournable et il faut penser au long terme. Certes, les cycles de transfert sont attendus comme plus courts. Il n'y aura cependant pas de victoire sur l'avenir sans prise en compte sérieuse de cette dimension. Si nous ne pouvons y satisfaire seuls, il faudra créer des partenariats intelligents. Enfin, la cinquième et dernière ambition est le développement économique. Mais est-il utile de développer cette dernière dimension?

Jean-Rémy Filtz

LNE

Ingénieur au Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE), Jean-Rémy Filtz est responsable du pôle Photonique-Energétique, situé à Trappes (Yvelines), au sein du laboratoire commun de métrologie du Laboratoire national de métrologie et d'essais-Conservatoire national des arts et métiers (LNE-CNAM). Il contribue depuis le début des années 90 au développement de la métrologie française dans les domaines de la photométrie, de la radiométrie classique et laser, de la température et pyrométrie (plate-forme Isys) aux niveaux national et mondial. En parallèle de ces activités, Jean-Rémy Filtz participe, depuis la fin des années 90, aux fondations d'une recherche structurée au LNE dans les domaines connexes à la métrologie: développement de méthodologies de mesure de l'efficacité énergétique de systèmes industriels ou domestiques (cellule Cassiopee), diffusion de nouvelles techniques de caractérisation telles que la fluxmétrie pour l'ingénierie en sécurité incendie et la thermographie pour la détection de pollutions et la mesure de déperditions énergétiques. A partir des années 2000, il promeut par ailleurs le développement d'un laboratoire de premier rang mondial, consacré à la métrologie thermique et des rayonnements optiques pour l'étude des matériaux (la plate-forme Matis). Les travaux actuels du pôle Photonique-Énergétique portent sur le développement de nouvelles capacités de métrologie essentielles à l'industrie et à la société, pour soutenir l'essor des nouvelles formes d'énergies, de la production à l'utilisation (nouveaux matériaux et systèmes pour l'industrie solaire, l'électronique et l'automobile, nouveaux systèmes d'éclairage à Led…).

Mesures. Pour réussir à réaliser ces objectifs ambitieux, quels sont les moyens à disposition?

Jean-Rémy Filtz. Il existe quelques niveaux de leviers d'action.Au niveau de l'entreprise, nous devons nous appuyer sur les fondations récentes du Laboratoire commun de métrologie entre le LNE et le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) pour amplifier les synergies entre les équipes. Le chantier est passionnant et les opportunités de développement pour l'avenir,une source de différenciation. Le deuxième niveau est la recherche et le développement nationaux des étalons et méthodologies, notamment pour réduire les risques inhérents à la société (environnement, santé…), pour soutenir l'industrie et de meilleurs échanges commerciaux.Ensuite, au niveau de l'Europe, nous devons construire, consolider et développer le pouvoir d'attractivité. Nos collègues européens doivent avoir envie de bâtir l'infrastructure métrologique européenne avec la France comme partenaire. Il n'y a, je le rappelle, jamais d'acquis en la matière. Il faut séduire, toujours séduire, séduire intellectuellement et scientifiquement, sans négliger pour autant la gouvernance. Enfin, au-delà de l'Europe,il faut également développer le pouvoir d'attractivité scientifique à l'international.On peut imaginer au moins deux méthodes pour faciliter le rayonnement scientifique de la France dans notre champ de disciplines. La première est une méthode opportuniste qui peut apparaître comme excessive, indélicate et sans équilibre. Elle consiste à s'imposer dans un rapport de force économique, efficace à court terme mais s'inscrivant dans une relation sans développement intellectuel, scientifique mutuel possible à long terme. La méthode à privilégier est probablement celle plus équilibrée qui s'inscrit dans un échange à moyen et long terme où la reconnaissance scientifique mutuelle et progressive constitue l'essence du lien, le pouvoir attractif. La France a un atout dans cette logique dans la mesure où la voix de la France est encore souvent écoutée.

Le Prix LNE de la recherche

Le Prix LNE de la recherche est décerné depuis 2009 par le Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE) et le réseau Métrologie française, qui rassemblent à eux deux plus de 250 chercheurs et 30 doctorants, autour de 200 projets de recherche.

Le prix distingue des chercheurs de haut niveau au sein de cette communauté, pour la qualité de leurs travaux et leurs contributions au développement scientifique et à la renommée des deux organisations. Le premier lauréat a été André Clairon, ingénieur de recherche au LNE-Syrte (Systèmes de référence Temps-Espace) pour sa contribution au développement des mesures de fréquences optiques en France et sa participation à la réalisation d'une horloge à jet de césium à pompage optique. En 2010, ce sont Gérard Genevès et Patrick Juncar qui ont été récompensés pour leurs travaux menés dans le cadre de la balance du Watt. L'année suivante, pour la troisième édition, le prix a été décerné à Marie-Martine Bé, ingénieur de recherche et responsable de l'activité Évaluation de données nucléaires et de la Table des radionucléides au laboratoire national Henri Becquerel (LIST/CEA), et à Jacques Perdereau, ingénieur au LNE et coordinateur de la R&D sur les TIC.

Mesures. Pouvez-vous donner un exemple type concret de ce que vous venez d'expliquer?

Jean-Rémy Filtz. Il y a une ambition qui nous tient à cœur au LNE, avec mes collègues Bruno Hay et Jimmy Dubard, pour aujourd'hui et pour un futur proche. Il s'agit de la plate-forme de caractérisations thermique et optique des matériaux Matis qui vient de voir le jour. Elle répondra aux besoins industriels et de la société sur les matériaux et à des enjeux multiéchelles et multi-physiques (côté thermique, mesure des propriétés de transport, calorimétriques, de propriétés radiatives et, côté optique, mesures de transmission, de réflexion, d'absorption, de l'indice de réfraction, de brillance…). C'est le défi à relever: relier des champs disciplinaires différents de la physique et de la chimie, c'est-à-dire abattre des murs invisibles, et travailler à des échelles géométriques allant de quelques centaines de nanomètres au millimètre. Cela passe par la connexion à terme des plates-formes Matis,Carmen [plate-forme de caractérisation métrologique des nanomatériaux ; voir Mesures n° 850 ] et d'autres entre elles. Il s'agit non seulement d'atteindre une taille critique en termes d'effectifs dans le but de consolider les compétences, mais aussi de compléter les outils des différents laboratoires pour répondre aux questions et attentes des industriels. Il ne faut pas oublier qu'une mission régalienne essentielle du LNE est de représenter dans l'excellence, la métrologie française sur un échiquier européen et mondial, et aussi de construire au travers de projets (activité amont de recherche) les moyens et compétences qui permettent au sein d'une activité de transfert identifiée, de répondre aux besoins des industriels (volet marchand aval).

La plate-forme de caractérisations thermique et optique des matériaux Matis vient de voir le jour pour relier des champs disciplinaires différents de la physique et de la chimie et travailler à des échelles géométriques allant de quelques centaines de nanomètres au millimètre.

Philippe Stroppa

Mesures. Comment se déroule la métrologie au niveau européen?

Jean-Rémy Filtz. Nous nous appuyons sur des roadmaps européennes, feuilles de route européennes construite au sein d'Euramet, organisation régionale de métrologie pour l'Europe, ou encore réalisées par l'Union Européenne, comme le SET Plan pour le domaine de l'énergie ( European Strategic Energy Technology Plan ) par exemple. Ces guides indiquent les grands axes de développement, les objectifs à atteindre, etc. Nous orientons nos choix également sur la base d'autres documents au niveau national, comme le document national “Technologies Clés 2015”, ou d'autres visions prospectives ciblées par exemple sur l'énergie dont les grandes tendances se recoupent avec celles des visions européennes.C'est une démarche structurante pour nous, au LNE, et aussi au niveau de l'Europe avec nos partenaires homologues, instituts nationaux de métrologie. Cela permet en effet de développer des moyens complémentaires à ceux déjà existants dans les autres pays, de limiter ainsi les redondances et d'être forces de propositions dans le cadre d'une émulation bénéfique pour la recherche en métrologie. D'autant que nous travaillons aujourd'hui par projets, et de moins en moins par domaines, dans lesquels les plates-formes comme Matis peuvent être vues comme des “boîtes à outils”… Après, gardons en mémoire que ce sont les industriels qui orientent au final les choix: par exemple, dans le cadre d'un appel sur l'énergie, nous avons décroché un projet sur les très hautes températures, jusqu'à plus de +1500°C qui était en phase avec les attentes du terrain.

Mesures. Pouvez-vous développer la notion de boîte à outils en ce qui concerne la plate-forme Matis ?

Jean-Rémy Filtz. Je parlais de boîtes à outils pour les plates-formes, mais le terme est toutefois un peu réducteur car cela englobe des ressources disponibles (équipements et moyens humains) et de la “matière grise”, essentielle pour accompagner les industriels. De grands groupes industriels qui ont des moyens importants et veulent rester compétitifs viennent nous consulter, car ils ne trouvent pas de réponse “sur étagère” à leurs problé-matiques.Ces industriels attendent que nous venions à eux, que les laboratoires descendent “dans la rue”, c'est-à-dire dans l'industrie, et qu'ils apportent une vraie valeur ajoutée.

Mesures.Quel serait votre positionnement par rapport à des sociétés de prestations de services ?

Jean-Rémy Filtz. L'objectif n'est pas de concurrencer les prestataires de services, nous ne sommes d'ailleurs pas organisés pour cela. Notre positionnement reste complémentaire mais pas uniquement, à certains égards, de celui des prestataires de services. On ne nous attend pas spécifiquement sur ce créneau mais plus sur la production d'une offre globale à forte valeur ajoutée pour l'industriel. Lorsqu'un industriel est confronté à un problème de résolution d'un processus ou d'un système plus ou moins complexe impliquant un besoin de mesure, il doit penser au LNE. Nous pouvons lui apporter un ensemble d'expertises et de solutions sans égal. La concurrence sur ce segment peut venir de l'étranger et s'y jouer également. En effet certaines entreprises vont de plus en plus à l'étranger pour trouver des solutions à leurs besoins. Les flux de consultation en métrologie fonctionnent également dans les deux sens. Le marché n'est plus uniquement hexagonal. Même si ce phénomène reste cependant marginal. Qu'en sera-t-il demain? Pour illustration, nous sommes régulièrement sollicités par les pays du Maghreb, car la France a encore un rayonnement reconnu dans cette région, mais le rayonnement de nos confrères allemands, par exemple, s'accroît toujours plus sur le plan international et particulièrement dans cette région d'Afrique. Il y n'a plus de chasses gardées… la France reste mobilisée et est quand même très bien placée pour soutenir les développements de cette région.

Matis répond à des enjeux multiéchelles et multiphysiques.

Mesures.Quelles sont les principales perspectives de développement pour la plateforme Matis?

Jean-Rémy Filtz. vous l'aurez compris dans les différents points évoqués, l'avenir du développement de nos instituts nationaux de métrologie, et donc du LNE et de nos plates-formes, est guidé essentiellement par trois motivations. La première est l'utilité de nos développements pour l'industrie et la société. La deuxième porte sur l'excellence de nos

développements. Et la troisième est le développement en réseaux, qu'ils soient nationaux ou internationaux, pour amplifier notre pertinence, notre rayonnement et notre attractivité. Pour illustration, dans les disciplines de la plate-forme Matis, nous travaillions déjà sur le sujet il y a dix, douze ans alors qu'aucune approche globale (recherche/transfert, amont/aval) n'existait aux niveaux européen et international. Aujourd'hui, au-delà de l'Europe, les Américains et les Japonais viennent nous chercher pour construire des projets, parfois c'est nous qui sommes les demandeurs pour d'autres domaines.Dans le domaine des propriétés thermophysiques des matériaux, la France a participé aux trois campagnes de comparaisons interlaboratoires internationales, en étant impliquée dans le pilotage de deux d'entre elles. En une dizaine d'années, un réseau international s'est mis en place (l'Europe ne suffit pas), ce qui permet également d'avoir accès à un bouquet de compétences et d'expertises uniques dans le monde entier. Dans ce contexte, la plateforme Matis est amenée à évoluer facilement pour anticiper les futurs développements.

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